Les flux migratoires

Démographie et politique Ajouter un commentaire

Extrait du
“Panorama 2004 du Développement Durable”, tome 2
Passages, n° 142/143, janvier 2005, p. 261-270

Les migrations sont vécues tantôt sur le mode du bienfait, tantôt sur celui du traumatisme. Les États-Unis doivent leur prospérité à une immigration fondatrice, devenue, grâce à Hollywood, une mythologie universelle. Mais l’Afrique noire vit douloureusement dans le souvenir de la traite des esclaves, du « fardeau de l’homme blanc », des déplacements de populations entrainées par les guerres et les famines… La France exalte la résistance d’Astérix à l’invasion romaine mais s’enorgueillit d’avoir peuplé le Québec. Israël fait de son peuplement un retour à la « Terre promise ». Au Mexique, on dresse des statues aux rois aztèques résistant à l’invasion espagnole, tandis qu’au Brésil, c’est l’héroîsme des colonisateurs qu’on exalte.

La notion de migrant (source : 1)

Les Nations Unies recommandent la définition suivante du migrant international ; « toute personne qui change de pays de résidence habituelle ». Le franchissement d’une frontière internationale, avec changement de résidence habituelle, différencie la migration internationale de la migration interne qui s’effectue à l’intérieur des frontières d’un État. Il importe aussi de distinguer les flux (entrants ou sortants au cours d’une période ) et les stocks (population résidente à un moment déterminé). Le concept de migrant (émigré, immigré), qui est fondé sur un critère géographique (déplacement dans l’espace), ne doit pas être confondu avec celui d’étranger, fondé sur un critère juridique ; est étranger celui qui ne possède pas la nationalité du pays où il réside, qualité d’ailleurs soumise à évolution selon les politiques nationales d’accès à la nationalité.

L’absence presque totale de système d’observation des migrations dans les pays de départ et de transit et le manque de comparabilité des données rend difficile la mesure des mouvements migratoires. Pour l’essentiel, les statistiques migratoires sont produites dans les pays d’arrivée ou d’installation, qu’il s’agisse de l’évaluation des flux annuels d’immigration à l’aide de sources administratives (délivrance des permis de séjour ou de travail, registre de population) ou qu’il s’agisse du dénombrement des populations selon le pays de naissance ou la nationalité dans les recensements et les enquêtes. Le système d’observation permanent des migrations internationales (SOPEMI) initié par l’OCDE en 1973 contribue progressivement à l’harmonisation des données dans les pays membres de cette organisation. D’autres observatoires sont en cours d’installation dans le monde, comme en Afrique, sous la responsabilité de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

L’origine des flux migratoires

Les réfugiés, les crises politiques et écologiques

La migration internationale est souvent associée dans les esprits à la guerre ou la crise. Il est vrai que depuis la fin des empires coloniaux britanniques, français, hollandais, portugais…, et depuis la dislocation de l’Union soviétique et de la Yougoslavie, la création chaotique de nouveaux états a engendré de nombreux conflits locaux et accru le nombre total de réfugiés, victimes d’expulsions ou d’exodes. Selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), le nombre de réfugiés a depuis la fin de la guerre froide, mais reste très élevé : 21,8 millions de réfugiés en 2001, encore 17,1 millions en 2003. (source 2)

- Par région, il y avait 5,4 millions de personnes relevant du mandat de l’UNHCR en Europe à la fin de 2003, 4 millions dans la région “Asie centrale, Asie du Sud-Ouest, Afrique du Nord et Proche Orient”, 4 millions en Afrique, 2,3 millions dans les Amériques et dans les Caraïbes ; et 1,4 million en Asie et dans le Pacifique.

- Les cinq premiers pays d’asile en 2003 étaient le Pakistan (1,1 million), l’Iran (985 000), l’Allemagne (960 000), la Tanzanie (650 000) et les Etats-Unis (452 500)

- L’Afghanistan demeure le principal pays d’origine des réfugiés avec au moins 2,1 millions de réfugiés dans 74 pays d’asile, suivi par le Soudan (606 000) et le Burundi (531 600).

- Sur les 1,1 million de réfugiés qui ont été rapatriés en 2003, 646 000 sont retournés en Afghanistan, 133 000 en Angola, 82 000 au Burundi, 55 000 en Iraq, 33 000 en Sierra Leone, 23 000 au Rwanda, 21 000 au Libéria, 16 500 en Côte d’ivoire, 14 000 en Bosnie-Herzégovine.

- Six pays ont connu des exodes de population en 2003 : le Soudan (112 000), le Libéria (87 000), la République centrafricaine (33 000), la République démocratique du Congo (30 000), la Côte d’Ivoire (22 000) la Somalie (15 000).

- Durant l’année 2003, quelque 807 000 demandes d’asile ont été enregistrées dans 141 pays. La plupart des demandes provenaient de Russie (38 900), Chine (37 100), Serbie et Monténégro (36 700), Congo (35 800), Turquie (33 800), Iraq (32 100), Colombie (29 400), Afghanistan (22 400) Nigéria (21 300).

- Les statistiques globales du HCR n’incluent pas les Palestiniens qui relèvent du mandat de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNWRA).

Comme le suggèrent ces chiffres, les guerres et les crises politiques sont la source essentielle des exodes de réfugiés. Les catastrophes naturelles et les désastres écologiques jouent aussi leur rôle. Par exemple, les inondations dans le bassin du Changjiang en 1998 ont entraîné l’évacuation près de 13 millions de Chinois. L’histoire migratoire liée à la sécheresse du Sahel est de même à écrire.

Le Développement Durable suppose que la communauté internationale se dote d’institutions qui mesurent et analysent ces migrations contraintes par la nécessité, puis les administrent et les réduisent, au profit des migrations volontaires et régulières. Cette « gouvernance » commence par la mise en place, partout où elles n’existent pas, d’institutions dites d’ « état civil », qui enregistrent, autant que possible au lieu de naissance, l’identité et la filiation des personnes.

A la recherche de l’emploi et de la liberté

On peut comprendre que l’Europe envisage d’une façon générale aujourd’hui de façon réticente les abondantes migrations qui l’ont formée. Exils, exodes, conquêtes, déplacements, déportations qualifient souvent les mouvements migratoires. Et même les pacifiques arrivées de travailleurs migrants et de leurs familles, régulières ou clandestines, sont abusivement comparées à de modernes « invasions barbares » par des discours empreints de xénophobie.

Pourtant les migrations fécondent en permanence des échanges biologiques, culturels et spirituels et concourent à la formation permanente des peuples et de leurs langues. À l’âge industriel, facilitées par le développement des transports et des communications, elles sont majoritairement motivées par la recherche de travail et l’attrait d’activités moins pesantes et plus rémunératrices : exode rural, séjours universitaires, « retour au pays » des retraités, mouvements pendulaires entre le domicile et le lieu de travail, etc. Dans un monde « mondialisé », si on nous pardonne ce pléonasme, où les disparités de niveaux de vie sont sans doute plus accusées mais surtout plus visibles, y compris entre pays voisins comme l’Allemagne et la Pologne, l’Espagne et le Maroc, les Etats-Unis et le Mexique, l’attrait du travail dans un pays prospère pousse à l’émigration.

Cela suffit-il à expliquer les migrations? « L’homme est de tous les bagages le plus difficile à déplacer». ( source : 3) Attaché à ses proches, à sa langue, à son pays, à des qualifications et des expériences peu transférables, l’homme a mille raisons de ne pas migrer. Des motivations politiques et culturelles se conjuguent donc aux motivations économiques. Les pays riches sont aussi les pays démocratiques, disposant de systèmes éducatifs élaborés et d’une protection sociale efficace, alors que les pays pauvres sont souvent sous le joug de la dictature et de l’arbitraire. Diffusée à l’échelle mondiale, l’image du way of life occidental exerce sur l’imaginaire des habitants de ces pays, notamment celui des classes moyennes, un attrait aussi fort que pouvaient exercer jadis l’Eldorado sur les conquistadores ou la statue de la Liberté sur les migrants transatlantiques du XIXe siècle. De plus, dans les pays du Sud, les exigences malthusiennes du Fonds Monétaire International, la pratique des bas salaires des entreprises du Nord délocalisées ont pu contribuer à rétrécir la demande, l’activité et l’emploi alors qu’affluaient les effectifs issus de la forte natalité des décennies précédentes.


Toutes ces causes s’entremêlent ; il n’y a guère de sens à discerner ce qui motive chaque migrant particulier dans son choix du départ. Un Guinéen qui gagne la France fuit-il le régime politique de son pays, la crise économique qui y règne, l’avancée du désert ou la pression des nombreux réfugiés de Sierra Leone ?

De nouvelles logiques migratoires

Aujourd’hui le phénomène migratoire est, selon le Bureau International du Travail, « d’une ampleur à proprement parler mondiale » et de nouvelles logiques s’imposent. Le B.I.T. estime l’ordre de grandeur du nombre total de personnes vivant dans un autre pays que celui de leur enfance à 175 millions, dont la moitié travaillent. Cependant, le taux mondial d’émigration (le nombre d’émigrants rapporté à l’ensemble de la population) n’est pas considérable. La population mondiale est globalement sédentaire. De fait, à l’échelle de la planète, une personne sur quarante seulement est installée à l’étranger (2,5 %), souvent du fait d’un conflit local et de préférence dans un pays limitrophe. (La suite de ce texte et l’alinéa « Qui émigre » sont principalement adaptés de la source 3, les alinéas « Pays de départ », « Pays d’accueil » et la carte de la source 1 ).

Le fonctionnement migratoire de la planète est aujourd’hui organisé en vastes systèmes autour des pôles de la mondialisation (Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon) et de certains États du Moyen-Orient détenteurs de la rente pétrolière, avec des sous- systèmes de drainage des flux à l’échelle régionale (autour des nouvelles puissances économiques en Asie du Sud-Est, vers la République d’Afrique du sud au Sud du Sahara). Cette forte polarisation au profit des systèmes migratoires s’accompagne d’une extension des zones de départ et d’un élargissement des rayons d’action des flux. Les flux migratoires se diversifient et se mondialisent au détriment des relations classiques de pays à pays : ainsi la relation autrefois exclusive entre le Maroc et la France est-elle en train de s’effacer au profit de relations multiples avec différents pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord.

Avec la rapidité de la diffusion de l’information et la baisse des prix des transports qui marquent la globalisation, des courants s’établissent de plus en plus en dehors des bassins et des couples migratoires traditionnels. Des Africains s’établissent aux États-Unis, des Chinois en Europe, des Philippins au Moyen-Orient, etc. : les migrants circulent désormais sur de longues distances et s’adaptent aux besoins professionnels des pays d’accueil. Les migrants sont ainsi sollicités par de nouveaux secteurs économiques : les mondes des universités et de la formation, des affaires, de l’informatique, de la médecine, du sport, à la faveur du boom de leurs activités, sont devenus les moteurs de ce mouvement des élites. Les migrations sont de plus en plus différenciées socialement.

Le dernier aspect, et non le moindre, de ces « nouvelles migrations » est leur caractère urbain. Les migrations de jadis étaient de peuplement : elles conduisaient les migrants à occuper et mettre en valeur des espaces déserts ou peu denses. Aujourd’hui, les migrants de travail, très majoritaires, se dirigent vers les grandes villes, riches en emplois, nœuds des réseaux migratoires, où s’organisent plus facilement les activités informelles recrutrices de main-d’œuvre illégale. Et le cosmopolitisme propres aux grandes métropoles (16 % de la population de Paris est étrangère, elle est de 30 % à Los Angeles) favorise l’anonymat des nouveaux venus, leur intégration dans des quartiers ethniquement marqués (chinatowns, barrios…) puis leur diffusion plus ou moins rapide dans le reste de la société.

Pays de départ

En ce début de XXIe siècle, ce sont les pays du Sud qui alimentent le gros des migrations internationales

(carte).

L’Asie est la première région de départ avec des pôles de première importance démographique, la Chine et le sous-continent indien (Inde, Pakistan), appuyés sur des pôles secondaires, mais relativement plus actifs par rapport à leur poids démographique (Indonésie, Philippines, Bangladesh, Sri Lanka). L’Afrique vient en second rang : Afrique de l’Ouest et de l’Est, Afrique du Nord (du Maroc à l’Égypte), puis la Caraïbe et ses bordures continentales (Mexique, Amérique centrale, Colombie), avec une certaine sous-représentation des autres pays continentaux d’Amérique latine (exception faite du Pérou).

On peut distinguer :


Les pays émetteurs de main-d’oeuvre plus ou moins qualifiée.
Dans ces pays, la migration internationale apparaît comme l’un des moyens de lutte contre la pauvreté, une voie d’accès à la dignité et à l’instruction pour les individus et leurs familles. La palette des pays concernés est très diversifiée : Indonésie, Philippines, Bangladesh, Sri Lanka, Népal, Mexique, Haïti, Colombie, Pérou, Bolivie, Turquie, Yémen, Égypte, États du Maghreb, Sénégal, Mali, Ghana, Lesotho, Botswana, mais aussi Pologne, Bulgarie, Roumanie, Albanie. Certains de ces pays sont à la tête de diasporas parfois anciennes (Chine, Inde), dont les réseaux entretiennent et orientent les flux à travers le monde entier. Les niveaux de formation des nouveaux migrants s’élèvent constamment en raison des progrès de l’instruction dans les pays d’origine et des exigences croissantes de qualification dans les pays d’emploi.

Les pays exportateurs de compétences.

Les stratégies de développement des grandes entreprises et la globalisation impulsent de nouvelles mobilités internationales à l’intérieur des économies les plus avancées de la planète (Amérique du Nord, Union européenne, Japon, Australie, Nouvelle-Zélande). La circulation mondiale des compétences et des élites professionnelles est l’une des formes montantes des migrations internationales auxquelles participent de plus en plus les pays du Sud (ingénieurs et informaticiens indiens et libanais). Cette « fuite des cerveaux » (brain drain). contribue à aggraver les inégalités entre pays de départ et pays d’accueil, entre le Sud et le Nord. On peut parler d’un véritable « hold up » sur les élites des pays du Sud qui prive le développement national des compétences indispensables.


__Le Développement Durable implique d’offrir aux plus qualifiés, dans leur pays, des emplois d’intérêt comparable à ce qu’ils peuvent obtenir dans les pays développés.__

Pays d’accueil

En nombres absolus, les États-Unis, qui continuent d’exercer leur traditionnelle attraction sur le reste du monde, sont le premier pôle mondial d’accueil avec 28 millions de personnes nées à l’étranger en 1999, soit 10 % de la population américaine, devançant largement un second groupe constitué de l’Inde et du Pakistan (8,6 millions et 7,3 millions), et de l’Allemagne (7,3 millions). Un troisième groupe abrite entre 2 et 5 millions d’étrangers : Canada (5,0 millions), Australie (4,4 millions), Arabie saoudite (4,0 millions), Côte d’Ivoire (3,4 millions), France (3,2 millions de personnes de nationalité étrangère), Royaume-Uni (2,2 millions), Hong-Kong (2,2 millions).

En tête des pays d’immigration qui ont enregistré le solde migratoire positif le plus élevé au cours de la décennie 1990-2000 viennent les États-Unis (1,1 million en moyenne annuelle), puis l’Allemagne (359 000), la Russie (320 000), le Canada (141 400), l’Italie (116 100), Singapour (61 800), Israël (45 400). Globalement, les pays de l’Union européenne ont gagné 8 640 000 migrants au cours de la période, soit 864 000 par an en moyenne. la France présente l’un des soldes les plus faibles, 55 000 par an, d’après l’Insee.

Si l’on tient compte de la taille variable des pays et que l’on rapporte le stock migratoire à l’effectif de la population, le classement est tout à fait différent :

Un premier groupe de pays, peu peuplés mais richement dotés en ressources pétrolières, reçoivent une forte population étrangère. Les immigrés y sont parfois majoritaires. C’est dans ce groupe que l’on rencontrait au début des années 90 les proportions les plus élevées sur le plan mondial ; Émirats arabes unis (90 %), Koweït (72 %), Qatar (64 %), Arabie saoudite, Bahreïn, Oman, Brunei et Libye présentant vraisemblablement des taux compris entre 25 % et 40 %. L’immigration y est donc localement massive, mais aléatoire car soumise à de brusques retournements de la conjoncture économique ou politique comme au Nigeria dans les années 80 ou en Irak et au Koweït à la suite de la guerre du Golfe en 1991.

Un deuxième type, à fort pourcentage d’immigrés, est formé de très petits territoires, des micro-états généralement insulaires ou péninsulaires comme dans les Caraïbes et le Pacifique, mais souvent dotés d’un statut particulier, notamment sur le plan fiscal ; Monaco (67 %), Macao (45 %), Hong-Kong avant son rattachement à la Chine (40 %), Singapour (17 %).

Le troisième type correspond aux pays autrefois dénommés « pays neufs », pourvus d’immenses espaces mais encore faiblement peuplés ; Canada (17 %) et Australie (24 %). Leur mode de développement les rapproche du type suivant.

Un quatrième type est celui des démocraties industrielles occidentales où le taux d’étrangers est généralement compris entre 2 % et 10 % ; États-Unis (10 %), pays de l`Union européenne (Autriche 9,3 %, Belgique 9,0 %, Allemagne 8,9 %, France 5,6 (2), Suède 5,6%, Pays- Bas 4,1%, Italie 2,2%, Espagne 2,1 %). Avec 19 % d’étrangers, la Suisse apparaît comme l’une des exceptions de ce groupe, mais son statut quasi insulaire au coeur de l’Union européenne la rapproche plutôt du second type évoqué plus haut.

Un dernier groupe est celui dit de « premier asile » recevant des flux massifs de réfugiés du fait de conflits dans un pays voisin. La quasi-totalité de ces pays d’accueil sont situés au Sud : Costa Rica, Iran, Pakistan, Éthiopie, Soudan, Tanzanie, Guinée, Cambodge. Les mouvements de départs et de retours y ont souvent été d’ampleur considérable au cours des années 90. Pourtant, la plupart de ces pays ne sont pas riches. Le Malawi, qui a accueilli au début des années 90 près d’un million de réfugiés mozambicains, l’équivalent du quart de sa population, est l’un des plus pauvres de la planète.

Qui émigre ?

La population qui émigre est en grande partie constituée d’hommes jeunes, en âge de travailler et de fonder une famille. En principe, l’expérience de l’émigration leur permet d’acquérir des compétences professionnelles précieuses en cas de retour au pays. La familiarisation avec les principes élémentaires de la démocratie et de la liberté politique et syndicale contribue dans bien des cas à la diffusion d’idées nouvelles auprès de la population restée là-bas. Mais dans le cas fréquent où il s’agit d’une expatriation sans retour, l’économie du pays de départ se voit privée des forces les plus vives de la société. L’insuffisance du renouvellement des populations crée des déséquilibres socio-démographiques marqués par l’augmentation du nombre de célibataires, surtout chez les femmes, et par le vieillissement de la population. Le système de production traditionnel s’en trouve profondément affecté dans les zones menacées à terme par l’exode rural.

Où les migrants se situent-ils au juste sur l’échelle sociale de leur société d’origine ?

Rarement au plus bas, et souvent au-dessus de la moyenne. Le cas du Portugal est révélateur : l’émigration des années soixante et soixante-dix a été davantage le fait des petits propriétaires du Nord que des journaliers agricoles de l’Algarve, pourtant plus pauvres. Même chose en Espagne. Une étude ancienne menée dans des villages de montagne du Sud de l’Andalousie éclaire le phénomène : elle avait consisté à recenser la totalité des départs depuis huit ans, pour toutes les destinations possibles. Il en était ressorti un système migratoire fortement hiérarchisé, où les chances de migrer à longue distance progressaient avec le capital humain, même si ce dernier restait encore modeste par rapport au niveau moyen de formation des pays d’accueil. Les plus pauvres (ouvriers agricoles, illettrés, chargés de famille, relativement âgés) se faisaient ouvriers ou maçons dans les provinces limitrophes. Les jeunes alphabétisés se reportaient sur les barrages ou les usines du nord de l’Espagne. Seuls les mieux dotés (plutôt jeunes, avec des études primaires et quelques économies) pouvaient se permettre une installation en France, en Allemagne ou en Suisse.

De telles études restent rares. La seule enquête d’envergure récente qui ait porté à la fois sur des pays de départ et des pays de destination est l’enquête commandée par Eurostat au Nidi (Institut de démographie néerlandais). Elle montre que les migrants sont plus instruits que les non-migrants dans le cas de la Turquie, de l’Égypte et du Ghana, alors que c’est l’inverse au Maroc. Mais les données socio-économiques des pays du Sud restent lacunaires. Dans l’ensemble, néanmoins, les migrants représentent par rapport aux non-migrants de la société d’origine une population sélectionnée : en meilleure santé, plus instruite, plus entreprenante, dotée d’un minimum de ressources pour payer le voyage et les frais d’installation ; la mise en place de filières permettant seulement d’alléger le coût de la migration.

Plus que la misère du monde, c’est la misère des états qu’il faudrait évoquer comme ressort majeur de la migration. Sans parler des situations de guerre civile et de persécution qui suscitent des flots de réfugiés, nombreux sont les pays trop démunis pour garantir un minimum de sécurité aux projets individuels (administration désorganisée, système politique instable, infrastructures insuffisantes). S’ils disposent d’un minimum de ressources, ceux qui veulent améliorer leur sort vont chercher ailleurs les garanties nécessaires à leurs projets, ce qui rend parfois difficile la distinction entre migration économique et migration politique.

Cette façon de protester avec ses pieds est la pointe extrême d’une critique qui prend la forme d’un rêve d’émigration souvent indéfini. L’enquête du Nidi montre que si les habitants des pays d’origine sont nombreux à caresser l’idée d’émigrer vers le Nord (les proportions varient de 20 % à 40 % selon les pays), bien peu envisagent de le faire dans les deux ans (moins de 5 %) et seule une infime minorité a réellement entamé des préparatifs.

Ce n’est pas seulement la gouvernance des migrations qu’il faut améliorer ; il faut aussi étudier systématiquement le lien entre gouvernance et émigration. Le Forum Mondial du Développement Durable se donne pour objectif de promouvoir cette double idée.

L’immigration bienvenue

Contrairement à une idée reçue, il faut relativiser les effets positifs sur l’économie du transfert de devises des émigrés. Ces fonds sont en fait rarement profitables aux économies nationales et au développement des pays du Sud. Peu ou mal canalisés par les États et les communautés, l’argent n’est destiné qu’aux besoins immédiats de la famille. Lorsque l’émigré est intégré au pays d’accueil, son premier souci est de faire venir ses proches, provoquant le tarissement des expéditions de devises.

Si la migration demeure une fausse richesse dans les pays de départ, elle est, contrairement à certains discours alarmistes, une incontestable source de prospérité dans les pays d’accueil, voire le moteur de leur croissance. Ce qui affectait la démographie des pays d’origine s’avère, à l’inverse, bénéfique à la population des pays d’accueil. Les travailleurs immigrés et leurs familles contribuent, sinon au rajeunissement de la population, du moins au ralentissement du processus de vieillissement. Grâce à l’immigration et à la fécondité des familles immigrées, plus importante que celle des autochtones, la croissance démographique de l’Europe depuis 1998 résulte davantage de l’apport démographique de l’immigration que de la natalité locale. Face à la situation démographique d’ un grand nombre de pays européens où la fécondité reste basse et où la durée de la vie s’allonge, le recours à l’immigration est hautement souhaitable, s’il est organisé dans l’intérêt commun des pays d’origine et de destination.

Par un effort d’information approprié, il faut faire comprendre aux plus hostiles combien les effets de l’immigration sur la production économique et le marché de l’emploi sont bénéfiques, que les étrangers ne sont pas un facteur de chômage des nationaux (au contraire, où qu’ils soient, ils en sont plus souvent les victimes), ni la source de la diminution des avantages sociaux dont eux seuls seraient les grands bénéficiaires (au contraire, les cotisations des étrangers sont plus élevées que les prestations dont ils profitent).

Il faut lutter avec obstination, chiffres en main, contre l’idée qu’il y a « raz-de-marée » d’étrangers, contre les confusions de tous ordres entre « étrangers », « immigrés », « issus de l’immigration »…, en mesurant les entrées d’immigrés, mais aussi les sorties, les naturalisations et les séjours paisibles. En France, de très nombreux immigrés acquièrent chaque année la nationalité française, 80 % des enfants d’étrangers nés en France optent pour cette nationalité ; près d’un quart des Français, soit 14 millions, ont au moins un parent ou un grand-parent immigré.

Les pays du Nord tentent de contrôler les flux migratoires selon trois schémas :

1) La politique d’admission temporaire concerne essentiellement l’immigration de travail. Appliquée par le Japon et les pays du Golfe, elle limite un contingent de travailleurs dans un pays de départ pour un secteur d’activités précis, fixe la durée du séjour, mais n’envisage aucune perspective d’intégration dans la société d’accueil. Le contrat honoré, le travailleur repart chez lui rejoindre une famille qui n’a pas pu l’accompagner.

2) La politique des quotas, appliquée par les Etats-Unis, le Canada et l’Australie, n’autorise les entrées sur le territoire qu’à des quotas d’immigrés prévus par les autorités politiques selon des critères précis (ethnique, linguistique, professionnel, etc.) déterminés en fonction de la présence de résidents du même groupe qui pourront ainsi mieux intégrer les arrivants.

3) La gestion des migrations propre à l’Europe repose sur l’alternance d’ouverture et de fermeture des frontières, au gré de la conjoncture de l’emploi. Les restrictions dominent depuis les années 1970 et, plus encore, depuis la mise en place de la politique communautaire issue de la convention de Schengen. La France, signataire de cette convention, interdit depuis 1974 l’entrée de travailleurs étrangers autres que les membres de l’Union européenne, mais elle autorise la venue des proches selon le principe du regroupement familial (60 % des entrées), des bénéficiaires du droit d’asile (20 %) et des étudiants (20 %).

Dans le contexte de mondialisation des échanges de capitaux et de marchandises, la fermeture des frontières à la circulation des travailleurs se révèle contradictoire. Les politiques restrictives des États ont des résultats souvent contraires aux objectifs qu’elles s’assignent. L’intransigeance des dispositifs nationaux peut porter atteinte aux droits de l’homme, comme l’attestent, en France, le mouvement des “sans-papiers” et les « charters » d’expulsés ou, au Japon, le déni du droit élémentaire des familles à se regrouper. Surtout, la fermeture des frontières limite considérablement les possibilités de retour au pays et impose à un étranger déjà installé de séjourner durablement et non plus de manière temporaire.

Le cas de la France

Il est impossible de fermer les frontières de manière hermétique. Les politiques migratoires actuelles ne font que diviser les familles, creuser les inégalités entre le Nord et le Sud, limiter les libertés publiques, et surtout la liberté de circulation, et généraliser la méfiance à l’égard des étrangers. Les migrants, selon la formule de Gildas Simon, sont « assignés à résidence » dans leurs pays. La convention de Schengen, à cet égard, exprime l’unanimité protectionniste de ses signataires européens sur la question du droit du migrant : trois lignes rappellent en préliminaire l’importance de la liberté de circulation, tandis que 149 articles visent à juguler les migrations.

Les étrangers travaillant en France accèdent à toutes sortes de droits. Ainsi la Sécurité sociale et le droit du travail sont applicables à tous les travailleurs, qu’ils soient salariés d’entreprises, installés à leur compte ou employeurs. C’est le fait de travailler qui donne accès à ces institutions, indépendamment de tout critère de nationalité. La politique visant à l’intégration des étrangers n’implique pas que l’entrée dans la nationalité doive être systématiquement encouragée, ni même proposée comme un aboutissement. Entrer en France, pour y travailler et pour y vivre, n’est pas forcément devenir citoyen français. Il n’y a aucun mal à rester étranger en France. L’important c’est la parité des passeports, dans l’idéal celui de la Sierra Leone et celui des Etats-Unis, ce n’est pas de donner un passeport français à tout le monde.

Entrer en France, s’établir en France, devenir français sont choses fort différentes. Des millions de personnes entrent chaque année en France sans avoir du tout l’intention de s’y installer : touristes, voyageurs, étudiants, ouvriers saisonniers, commerçants, hommes d’affaires, les raisons ne manquent pas. L’afflux est tel que les services des contrôles aux frontières doivent se contenter à l’entrée de procédures déclaratives qu’ils ne vérifient que de loin en loin, et qu’ils sont contraints de négliger complètement la sortie.

Immigrer, c’est autre chose ; c’est s’installer dans un nouveau lieu de résidence. La distinction est certes floue : les courts séjours deviennent quelquefois longs (pour les statisticiens, la durée limite est le plus souvent de un an), et les “petits boulots” correspondants - du pompiste de nuit à la baby-sitter - ne sont pas tous régulièrement déclarés au fisc, à la Sécurité sociale et à l’Office des migrations internationales. Mais il serait cependant abusif de considérer comme des “immigrés clandestins” les personnes entrées régulièrement, avec un passeport, voire un visa, et ayant prolongé leur séjour au delà de la durée autorisée. Tout au plus peut-on les qualifier d’immigrés irréguliers.

Au sein d’une Union euro-péenne ouverte sur ses voisins, la France, moins densément peuplée que la plupart de ses partenaires, ne saurait accueillir qu’avec faveur de nouveaux immigrants qui, comme en tout pays développé, sont le plus souvent des gens courageux, prêts à travailler pour des salaires - di-rects et indirects - inférieurs aux normes lo-cales, à parler la langue du pays, à respecter l’essentiel des lois, réglements et usages locaux, et, si on veut bien leur donner leur chance, désireux de monter dans l’échelle sociale.

N’importe qui peut cependant prétendre s’établir en France. Encore faut-il vérifier son identité et ses motivations. Dès lors que cette vérification a lieu, il faut s’attendre qu’elle puisse aboutir à un refus.Toute politique d’immigration n’est complète que si elle explique sous quels critères, aussi objectifs que possible, la France peut être amenée à refuser la possibilité d’établissement. C’est que le problème de l’immigration n’est pas dans son principe, mais dans sa masse. Selon la célèbre formule de Michel Rocard, “la France ne peut accueillir toute la misère du monde “, pas plus qu’aucun pays. Quand bien même la France accueillerait 200 000 ou 300 000 immigrés par an, cela ne pèsera pas lourd par rapport à la demande potentielle. La nécessité de sélectionner et de contenir reste entière.

La nationalité d’origine est le critère fondamental, qui introduit un tiers, à savoir le pays d’origine, entre la France, État de droit, et le candidat à l’immigration. La planète s’est couverte aujourd’hui d’un maillage serré de pays indépendants, représentés aux Nations Unies, avec lesquels la France entretient des relations diplomatiques et consulaires. Bien sûr, leurs institutions politiques et leur homogénéité sociologique sont très variées. Mais les progrès sont suffisamment établis aujourd’hui pour que la France puisse poser comme principe fondamental que toute demande d’établissement en France doit être présentée dans le pays d’origine, sauf négociations préalables entre chancelleries, comme celles de l’accord de Schengen, étant entendu par ailleurs que le cas des réfugiés et apatrides doit faire l’objet de dispositions particulières, aussi généreuses que possible. Le droit de s’établir en France, ou de devenir français, est d’abord en principe soumis à un droit réciproque, celui des Français de s’établir chez le demandeur et d’acquérir sa nationalité. Mais il suppose surtout un désir de communication avec la langue française, et plus généralement avec la loi, les mœurs, la civilisation françaises. Pour ceux entrés grâce à l’absence de contrôle, la présence en France ne doit créer aucun droit. L’adoption du principe selon lequel les formalités doivent être commencées dans le pays d’origine justifie l’obligation d’y retourner. Le délit de l’immigré irrégulier lui-même n’est pas dans sa présence. L’expulsion est une façon d’exiger la reprise des formalités régulières d’immigration, mais ce n’est pas une interdiction définitive de séjour. La rigueur de la loi doit évidemment frapper avant tout les profiteurs de la misère du monde : transporteurs clandestins, marchands de sommeil, employeurs “au noir”, trafiquants de drogues ou d’esclaves…

Conclusions

Il serait temps que l’ensemble des acteurs économiques disposant de données pertinentes, notamment les banques et les compagnies d’assurances, mettent leurs avancées techniques de gestion de fichiers au service de la connaissance statistique des populations, en France et à l’étranger. Ces progrès informatiques seront d’autant mieux acceptés qu’ils contribueront à accroître la transparence des transformations du peuplement.

La citoyenneté locale, incluant droit de résidence, droit au travail et droit de vote local, devrait être mieux distinguée de la nationalité (incluant le droit de vote national) et dépendre en particulier de l’ancienneté de la résidence paisible. Les programmes de coopération et d’aide au développement devraient s’orienter danvantage vers les pays d’où proviennent les immigrés. Les jumelages entre municipalités permettraient l’assistance en matière de tenue de registres d’état civil et de listes électorales. En France, il faudrait par exemple publier, chaque année, dans la suite des travaux de Michèle Tribalat 8, un Rapport sur la situation démographique largement régionalisé, qui ferait une large place aux migrations, interieures et extérieures, dans le long et le court terme, et qui afficherait des prévisions cohérentes d’immigration par pays d’origine et région de destination.

Dans les relations internationales du 21e siècle, les mou-vements de population vont être un objet de négociation. Les Etats ont à organiser la circulation des marchandises et des capitaux, mais aussi celle des informations et des hommes, en négociant une gamme d’accords d’aide au développement, mélant diplomatie, économie, démographie et pédagogie, par exemple pour l’échange d’étudiants et d’enseignants, la reconnaissance mutuelle de diplômes, la possibilité de valorisation d’une qualification professionnelle dans des entreprises étrangères, ou l’exercice des droits à l’assurance-maladie et à la retraite.

Dans un monde en développement durable, qui ne craint plus l’explosion démographique, mais entrevoit au contraire la stabilisation des effectifs humains, les migrations seront aussi bénéfiques pour les pays de départ que bienvenues dans les pays d’accueil. L’essentiel est que les émigrants gardent des liens avec leur pays d’origine, le fassent profiter par exemple de la formation qu’ils acquièrent et plus généralement contribuent à accélérer son accès à la modernité, notamment pour ce qui concerne les rapports entre sexes et les comportements de fécondité. Cela impose de renforcer les institutions de mesure et de gestion des migrations internationales c’est-à-dire de passer, là comme ailleurs, d’une logique de contrôle et de protection à celle d’une équitable et permanente administration.

Bibliographie
(1) Gildas Simon : “Les migrations internationales” Population & Sociétés, INED, n° 382, septembre 2002

(2) « Les réfugiés dans le monde », site aidh.org, Genève


(3) François Héran : “ Cinq idées recues sur l’immigration” Population & Sociétés, INED, n° 397, janvier 2004

(4) OCDE : Tendances des migrations internationales SOPEMI - Édition 2003

(5) Robert Fossaert et Michel Louis Lévy : Cent millions de Français contre le chômage, Stock, 1992

(6) Michel Louis Lévy et Gildas Simon : “Les migrations : ces mouvements qui font avancer le monde” Textes et documents pour la classe, CNDP, 1er octobre 2000, n° 801, p. 6-48

(7) Michel Louis Lévy : Intégrer les immigrés… aux étrangers, Panoramiques, n° 55, 4ème trimestre 2001, p. 77-83

(8) Michèle Tribalat : « Une estimation des populations d’origine étrangère en France en 1999 », Population, INED, n°1/2004, p. 51-82

(9) Michel Louis Lévy : Migrations et tensions migratoires, UTLS 26 février 2000 En vidéo


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Une réponse à “Les flux migratoires”

  1. ighuor a écrit :

    il faudrait mettre une carte indicant les flux migratoires

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