Comment parler « des religions » ?

L’enseignement des religions, l’histoire des religions…, le pluralisme des religions est devenu une tarte à la crème des débats politiques et intellectuels en France.

C’est simple, tout va par trois. Les grandes religions, christianisme, judaïsme, islam. Les branches du christianisme : catholique, protestante, orthodoxe. La Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit. La devise de la République, Liberté, Egalité, Fraternité. Et les pouvoirs séparés par Montesquieu, législatif, exécutif, judiciaire : la Loi, le Roi, le Juge…

Les formes du divin

Anatole France (né en 1844) se moquait déjà de cette vision simpliste dans un savoureux passage de « L’Eglise et la République » (1904) :

J’étais fort jeune lors d’un recensement dans lequel l’État, avec une curiosité qu’il n’eut jamais plus depuis lors, s’enquérait non seulement de l’état civil des habitants mais aussi de leur religion. Un commissaire vint me trouver dans mon grenier. Il me fit les questions prescrites par le ministre… Quand il me demanda à quelle religion j’appartenais, je lui dis que je n’appartenais à aucune religion. C’était un homme timide et doux. Il sourit péniblement. « Cela ne fait rien, murmura-t-il. Je vous serais reconnaissant d’en choisir une pour la régularité de mes écritures ». Je lui déclarai par obligeance que j’étais bouddhiste ; et c’était vrai à cette heure là. Aux esprits mobiles, inquiets et curieux apparaît chaque jour quelque aspect nouveau du divin…

« Bouddhiste » ? Il suça le bout de son crayon, regarda tour à tour sa feuille et le bouddhiste avec l’expression d’un douloureux embarras. Puis il soupira : « C’est que je n’ai point de colonne sur le bouddhisme ». Il n’avait en effet sur son papier que trois colonnes de religions. L’État ne reconnaît que trois formes du divin…

Dans son livre La République, les religions, l’espérance (Cerf, 2004), Nicolas Sarkozy nous ressert cette vision ternaire à tiroirs, à peine modifiée : « Si l’on regarde les choses avec pragmatisme, écrit-il (p. 135), il y a trois grandes religions en France. La religion chrétienne (au travers de ses Eglises catholique, orthodoxe et protestante) constitue la première d’entre elles par le nombre et l’ancienneté de son enracinement … Nos racines sont chrétiennes. Il y a ensuite (sic) le monde juif, qui rassemble sept cent mille de nos compatriotes. Il s’agit là aussi d’une réalité ancienne, rendue encore plus incontournable depuis la Shoah et la déportation. Il y a enfin l’islam, dont la vitalité en France est issue des vagues d’immigration des années 1960 . »

Renvoyer les Juifs à la Shoah, les Musulmans à l’immigration et les autres Français (55 millions ?) à leur supposé christianisme est une facilité qui n’a pour elle que son « pragmatisme », commode pour la gestion gouvernementale. Sous le Second Empire, il s’agissait de répartir les crédits aux écoles primaires, qui n’étaient pas « laïques » ; aujourd’hui, il s’est agi d’organiser le culte musulman, et l’ancien ministre n’est pas peu fier de ses réalisations en ce domaine.

Mais l’organisation des cultes n’est qu’une partie mineure du fait religieux. La religion « relie » les hommes, permet à la société de fonctionner, au peuple d’exister. Elle inclut la pratique du langage, écrit et oral, elle inclut le respect de la loi et des institutions. Bref, elle s’identifie au « socle commun de connaissances », nécessaire pour « vivre ensemble », dont la Commission Thélot et la Loi Fillon ont popularisé le concept. De fait, il n’y a pas de frontière claire entre instruction civique, instruction religieuse et instruction tout court.

L’être et le croire

Or « religion » renvoie le plus souvent à une conception chrétienne, selon laquelle c’est la foi, la conviction intime, le système de valeurs qui détermineraient l’appartenance religieuse de chacun. Nicolas Sarkozy, comme le dit le titre de son ouvrage, nomme cette foi « espérance » :  » Ma conviction longuement mûrie est que le besoin d’espérer est consubstantiel à l’existence humaine ; et que ce qui rend la liberté religieuse si importante est qu’il s’agit en réalité de la liberté d’espérer  » souligne-t-il dans sa préface. Il y a là un truisme : chacun a une religion, dite « besoin d’espérer », mais la République vous laisse libre d’en choisir la forme et les rites, sous diverses réserves. Dans le paradigme français, se dire catholique, protestant, chrétien orthodoxe, juif, musulman se rapporte à ce que l’on croit. Dis-moi qui tu es, je te dirai ce que tu crois. Dis-moi ce que tu crois, je te dirai qui tu es : l’« être » se confondrait avec le « croire ». L’ennui, c’est le sort des « non-croyants », voire des sceptiques.

Cette conception universelle est aussi ancienne que le christianisme : elle fut introduite « sur le chemin de Damas » (Actes des Apôtres 9, 1-22), quand renversant le particularisme juif en prosélytisme chrétien, Saint-Paul amorça, selon la formule d’Armand Abécassis, la transformation du judaïsme en religion (Armand Abécassis : « En vérité je vous le dis. Une lecture juive des Evangiles ». Editions n°1, 1999, p. 209). Jusque là, la philosophie grecque avait su distinguer la loi scientifique de la loi humaine, tandis que la Bible hébraïque avait construit un peuple juif idéal, défini par l’étude, la pratique et la transmission de la Loi divine. Il s’agissait désormais de construire une humanité catholique, c’est-à-dire universelle, dans laquelle il n’y aurait « ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme » (Epître aux Galates 3, 28), dans laquelle la religion unique estomperait les distinctions nationales, sociales, sexuelles.

Dans le célèbre « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22, 21, Marc 12, 17, Luc 20, 25), César est ainsi supposé aussi unique que Dieu. La formule distingue bien le politique du religieux mais ne précise pas ce qui appartient à l’un et à l’autre. C’est dans cette imprécision entre l’Etat unique et la Religion unique, que s’est déployée l’histoire tumultueuse des États européens, qui commence quand Cesar Imperator, divin à Rome, se fait chrétien à Byzance. Si la France et ses partenaires européens répugnent à mentionner leurs racines religieuses dans la Constitution de l’Union, c’est que celles-ci ne se distinguent pas clairement des racines politiques. La ratification du texte constitutionnel, l’élargissement de l’Union européenne au monde chrétien orthodoxe, l’examen de la candidature turque, autant d’occasions d’un retour aux sources. La laïcité française n’y échappera pas.

Une révolution culturelle

Le discours sur les religions est resté un discours catholique : « les religions » ne sont en France que des variantes du christianisme : la Torah et le Coran sont considérés comme des « livres saints », analogues à l’Evangile. Les temples, synagogues et mosquées comme des sortes d’églises, les pasteurs, rabbins et imams comme des sortes de curés, chargés de présider à la prière, d’enseigner la morale, de célébrer les cérémonies familiales, de soulager les drames individuels et les misères du monde… Il est urgent que l’école laïque corrige la vulgate catholique sur l’essentiel : l’histoire, le calendrier, l’identité, la filiation…

L’adoption universelle de l’ère chrétienne et du calendrier grégorien ont encouragé l’erreur commune de considérer les récits de la Bible et des Évangiles comme des vérités historiques, alors qu’il s’agit de récits édifiants, intemporels, comme les Fables de la Fontaine. Or l’Histoire Sainte n’est pas l’Histoire. Quand donc le Loup a-t-il discuté avec l’Agneau, et le Corbeau avec le Renard ? En quel siècle vivait Abraham ? A quel Pharaon Joseph eut-il affaire ? le Moïse de Cécil B. de Mille est-il plus conforme à la vérité historique que celui d’Elie Chouraqui ? Quand donc Jonas a-t-il séjourné dans le ventre de la baleine ? Comme nous étudions ce que La Fontaine doit à Esope, étudions plutôt ce que le Nouveau Testament doit à l’Ancien, et le Coran à la Bible.

Au carrefour de la religion et de la politique se trouvent le droit et la justice, et les questions centrales de l’identité et de la filiation. Toute paternité est incertaine. Les États de droit judéo-chrétien, porteurs du commandement Honore ton Père et ta Mère, distinguent les unions « légitimes » et « illégitimes », qu’on appelle aujourd’hui « hors-mariage». Ils ont des règles juridiques précises pour établir la paternité, toujours déclarative, fondée sur la reconnaissance, règles qui peuvent conduire quelquefois à distinguer la paternité « sociale » de la paternité biologique. Le droit coranique au contraire s’en tient à la paternité naturelle, au risque de tenir en suspicion la vertu des femmes et de soumettre les filles à leur père, les sœurs à leurs frères et les épouses à leur mari… Du coup, le statut de la femme est le principal obstacle sur lequel bute aussi bien la modernisation des pays musulmans que l’assimilation des originaires de ces pays émigrés dans le monde occidental. La contestation coranique, à la philosophie séduisante, soumet aisément les peuples sans colonne vertébrale ni politique ni religieuse ni militaire. Le coup d’arrêt à l’extension musulmane fut marqué à Poitiers, en l’an 732. Peut-être la loi sur le voile apparaîtra-t-elle un jour comme un coup d’arrêt analogue…

Tout cela passe par la mise à la disposition des enseignants d’une information sérieuse sur les croyances et pratiques religieuses, sur les calendriers, sur les textes religieux, leurs langues et alphabets, sur les mythes de la Bible et des Evangiles comparés à ceux de l’Egypte, de la Grèce et de Rome, sur les arguments de la contestation coranique. A cette fin, les offices nationaux de statistique et Eurostat devraient être invités à organiser et à coordonner, dans le respect des lois, règlements et déontologies en vigueur, des enquêtes comparatives sur les comportements religieux : fréquentation d’offices, pratiques alimentaires, jeûnes, pèlerinages…

Il faut en finir avec une énumération des religions comme en font les dictionnaires et manuels spécialisés, qui laissent croire qu’elles sont indépendantes les unes des autres. On ne peut en parler que comme d’un continuum (un itinéraire, dit Régis Debray) dont les articulations historiques, juridiques, philosophiques sont essentielles. Comment le texte hébraïque de la Bible est-il issu des hiéroglyphes égyptiens et des caractères cunéiformes mésopotamiens ? comment le christianisme et le judaïsme rabbinique sont-ils issus de la confrontation de Rome avec l’Empire hellénistique hérité d’Alexandre le Grand ? qu’est-ce que l’Islam reproche au christianisme et au judaïsme ? sur quoi ont porté à l’origine, et sur quoi butent aujourd’hui, le Grand Schisme entre Rome et Constantinople, le conflit avec la Réforme protestante ? que prévoyaient l’Édit de Nantes, la Constitution civile du clergé, le Concordat, l’Assemblée des Notables (juifs) réunie par Napoléon ?…

Une révolution culturelle est nécessaire. En attendant, qu’une initiative publique encourage la rédaction, au temps de la mondialisation, des manuels laïques d’instruction religieuse !


La Bible hébraïque présentée, traduite (5 langues, 8 versions) et commentée sur JUDÉOPÉDIA
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