A quoi servent les démographes ?

Documentation Education Emploi… une mondialisation ratée

A l’occasion du Congrès de l’UIESP, qui se tient cette semaine à Tours, je republie ci-dessous  »Population & Sociétés », n° 306, octobre 1995

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Pays passionné par l’évolution du nombre de naissances, la France fut, en 1945, la première à se doter d’un établissement public consacré à la démographie. L’INED reste aujourd’hui, avec 160 membres dont 60 chercheurs, la plus forte concentration au monde de personnes vouées à la démographie et aux disciplines connexes. Partout ailleurs, les démographes se répartissent de façon plus équilibrée entre universités, instituts de statistiques et services d’études des administrations nationales et locales, des institutions sociales, des grandes banques et compagnies d’assurance.

Mais si l’INED est « gros » par rapport à ses homologues étrangers, il est le plus « petit » des établissements publics scientifiques et technologiques (E.P.S.T., tableau 1). Dans les autres disciplines, les centres de recherche sont rattachés soit au CNRS (Département des sciences de l’homme et de la société), soit aux universités, et aucune n’a droit à son institut national d’études sociologiques, psychologiques, historiques, archéologiques, astronomiques…

Tableau 1 – Effectifs budgétaires des EPST

On évoquera ici trois domaines d’intervention des démographes, qui dépassent d’ailleurs largement les responsabilités du seul INED.

1. Documentation statistique et démographique

Les démographes consacrent beaucoup de temps à la description et à la compréhension de la situation démographique du monde entier. En cinquante ans, le service de documentation de l’INED a constitué un fonds considérable, certainement unique en France : annuaires statistiques, résultats de recensements et d’analyses de l’état civil, revues spécialisées du monde entier. Il est à ce titre sollicité par de nombreux utilisateurs, professeurs, chercheurs, éditeurs, journalistes…

Plus généralement, la chaîne allant de la collecte des données jusqu’à l’information des administrations, des entreprises et du public, chaîne à laquelle participent démographes, statisticiens et autres spécialistes des études de population, constitue un univers largement méconnu. Quand les organisations internationales, mondiales ou européennes, cherchent à harmoniser les concepts démographiques de leurs pays membres, quand elles aident des pays pauvres à organiser leur recensement ou une enquête de fécondité, ou encore à étendre les régions où fonctionne l’état civil, elles participent à la mise en place, patiente et obstinée, d’une information démographique mondiale de qualité. Or voici l’heure des bases de données, des réseaux informatiques, des CD-ROM et des autoroutes de l’information. Comment valider et mobiliser au mieux les résultats de tous ces efforts financés sur fonds publics ?

2. Éducation à la modernité

Le recul de la mort a modifié le regard que portent les hommes sur leur propre existence. Les bouleversements induits par la « transition démographique » ont créé de nouvelles attitudes à l’égard des comportements sexuels, de la procréation, du mariage et de la famille… Malgré d’infinies variantes, ces attitudes ont quelque chose de commun qui caractérise la psychologie des sociétés occidentales et japonaise. Or les bouleversements ont été tels que les parents sont déroutés par la façon dont leurs propres enfants, grandissant dans un environnement si différent d’une génération à l’autre, envisagent « les choses de la vie ». S’il n’appartient évidemment pas aux démographes de se substituer au système éducatif de leur pays, en revanche leur contribution est indispensable pour expliquer aux adultes de demain la société – locale, nationale, mondiale – dans laquelle ils vont vivre, travailler, procréer… Mais les questions de population sont difficiles à inscrire dans les programmes publics d’enseignement parce qu’elles sont connotées idéologiques ou religieuses.

En France, l’attachement à la laïcité, efficace du temps de Jules Ferry, semble aujourd’hui paralysant. Malgré de méritoires tentatives, il a été jusqu’ici impossible d’imaginer et de mettre au point un enseignement qui étende aux questions familiales et sociales la traditionnelle « instruction civique . Et à force de récuser toutes les cléricatures, la société finit par démissionner de son rôle pédagogique ou plutôt l’abandonne aux seuls médias, quitte ensuite à dénoncer leur emprise excessive. Tout se passe aujourd’hui comme si, par crainte de verser dans l’« ordre moral », la fonction qu’il faut pourtant appeler « morale » au sens de « relative aux moeurs » – donnez un père et une mère à vos enfants, ne commencez pas trop tard à avoir des enfants mais n’en ayez pas trop, prenez-en soin, fumez moins, buvez moins, polluez moins, conduisez prudemment, soignez-vous avec rigueur et en ménageant les deniers publics, soyez courtois avec les personnes âgées, avec les étrangers… – était sous-traitée aux journalistes et aux publicitaires. Le jour où cette difficulté sera vaincue, l’information accumulée comparant les comportements familiaux des sociétés modernes et ceux des sociétés anciennes ou exotiques – prendra enfin toute sa valeur.

3. Économie familiale

Ce n’est pas un hasard si, en 1945, la création de l’INED coïncide avec celle de la Sécurité sociale. Pour le Gouvernement provisoire, porteur des ambitions du Conseil national de la Résistance, le futur Institut devait contribuer, avec l’Institut national d’Hygiène, devenu l’INSERM, à la réflexion à long terme sur la Sécurité sociale. Mais la Sécurité sociale devint un enjeu entre les faibles gouvernements de la IVème République et les syndicats, alors dominés par la C.G.T., jugée subversive, et finit par éclater en de multiples risques, branches, caisses, régimes, si bien qu’aucun organisme n’eut la responsabilité, même théorique, de sa gestion d’ensemble.

Contrairement à l’image « nataliste » qu’il a laissée de lui, Alfred Sauvy, premier directeur de l’INED, venu à l’économie pendant la crise des années 30, était beaucoup plus préoccupé par le chômage que par la natalité et, sous l’appellation de « malthusianisme » dont il fustigeait ses contradicteurs, il visait plus le protectionnisme et le corporatisme que la restriction des naissances. En 1962, il aurait aimé que Jean Fourastié, le théoricien bien connu du progrès technique, lui succédât. Cela ne se fit pas.

Le Service d’étude de la Population active et de l’Emploi se détacha progressivement de l’INED, jusqu’à faire sécession en 1970 pour constituer le Centre d’Etudes de l’Emploi. Comme celui-ci se consacra surtout à des études monographiques, les transformations globales de la population active, suivies sur le plan statistique par l’INSEE et les services compétents du ministère du Travail, furent presque exclusivement étudiées du point de vue de l’individu et trop rarement du point de vue des couples, des ménages et des familles. Qu’il s’agisse du recul des professions indépendantes et de la montée du salariat, de la prolongation de la scolarité, de l’abaissement de l’âge de la retraite, ou surtout de la généralisation du travail féminin salarié, les bouleversements de l’économie familiale et la montée des moyens modernes de contraception furent insuffisamment mis en perspective. Des évolutions considérables, comme le développement de la cohabitation sans mariage, des allocations sous conditions de ressources, des contrats de travail à durée déterminée, comme la hausse des taux d’intérêt réels consécutive à la stabilisation des prix, furent simplement repérées. Les démographes ont laissé passer là une occasion de jouer leur rôle de synthèse avec les économistes, sociologues, anthropologues et autres spécialistes de l’économie familiale.

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Les anniversaires des institutions ont leur utilité, s’ils sont l’occasion de bilans, de critiques constructives et suggèrent des corrections de frontières et de trajectoires. Les temps changent, les problèmes se transforment, les techniques évoluent. Mais les connaissances accumulées et l’expérience acquise sont irremplaçables.


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