Osiris, Horus, Cléopâtre…
Pour saluer le Professeur, Séphora retira son voile, qu’elle avait mis pour traverser le quartier des prostituées. Le Professeur, qui la rencontrait pour la première fois, lui fit compliment de sa grâce, de son élégance et de la grande estime qu’il avait pour son mari. Après un échange sur les noms de celui-ci, Enfant du Nil, Puits de science, Précepteur du Petit-Fils, le dit Mari expliqua qu’ils venaient prendre son conseil sur le danger qu’il y a à entreprendre un long voyage au début d’une grossesse. Le Professeur les rassura : « La grossesse n’est pas une maladie, c’est une bénédiction. Et tu es en de bonnes mains, Sephora », dit-il en leur adressant un sourire affectueux.
Cette formule et ce sourire rappelèrent au Précepteur une question qui le préoccupait : pourquoi en araméen le verbe yada‘, savoir, connaître, formé sur yad, la main, avait le sens qu’on qualifie aujourd’hui de « biblique » : connaître une femme. Ne s’agirait-il pas des « mains » de la Providence, bénie soit-Elle ? quand une femme est « en de bonnes mains », elle n’est pas seulement connue, reconnue et aimée, spirituellement et physiquement, de son mari ; elle devient aussi l’instrument de la Nature, de forces transcendantes incompréhensibles et pourtant certaines : quand un Adam et une Eve « se connaissent », l’homme et la femme savent et connaissent que s’ils sont parents, ce sera d’un enfant à leur image, BN A(D)M, d’un Enfant d’Homme, et non d’une petite chimère, comme dans certains rêves terrifiés de femmes enceintes, tel celui qu’Ira Levin et Roman Polanski ont raconté dans Rosemary’s baby. Deux époux se savent en de si « bonnes mains » qu’ils connaissent, absolument, sans y penser, miracle !, que l’enfant qu’ils désirent sera un enfant, leur enfant. Il y a similitude de l’union intime et de la connaissance : on conçoit un enfant comme on conçoit une idée ; « épouser » une conviction, c’est la faire sienne, intimement.
Le début du chapitre 4 de la Genèse, avant les conceptions de Caïn et Abel, est traduit dans la Bible de Jérusalem en grec par (…), en latin par Adam vero cognovit Havam uxorem suam, en anglais par And Adam knew Eve his wife, en français par L’homme connut Eve sa femme. Les mentions « And Adam » et « L’homme » s’expliquent par le fait qu’en hébreu, Adam est écrit avec la conjonction W et l’article H, WHA?M, « et l’Adam« . Chouraqui, lui, traduit yada’ par « pénétra ». Dire d’une personne qu’elle est impénétrable signifie en effet qu’on ne sait pas ce qu’elle pense : les voies de la Providence sont impénétrables. Aucune de ces traductions ne rend compte du lien entre l’union féconde et la main, sauf à faire de la main le symbole de tout « acte » réfléchi, y compris sexuel, sauf à rapprocher la racine MN de « manus », la main, qui a donné « manuel », de celle de « mens », l’esprit, qui a donné «mental ». Nous avons en français l’expression « main d’œuvre », qui relie les mains qui agissent aux cerveaux qui les commandent, dans un sens dépréciatif, comme pour « faire » l’amour ou « faire » un enfant. Encore faut-il admettre qu’il ne suffit pas de faire connaissance d’une femme, ni de prendre connaissance d’une opinion, pour les épouser.
Le Professeur montra alors à ses interlocuteurs le décor de la table de marbre qui lui servait de bureau. On y voyait Isis, portant radieuse entre ses mains son frère Osiris, dont elle a recollé les morceaux éparpillés par leur autre frère, le méchant Seth.
– » Que savez-vous de l’histoire d’Isis et Osiris ? »
Ce fut Séphora qui répondit, à l’heureuse surprise de son mari ; lui ne se passionnait pas pour les récits mythologiques, dont les nombreuses variantes lui semblaient arbitraires.
– » Ils sont les enfants de la déesse du Ciel et du dieu de la Terre, n’est-ce pas ? Râ n’avait pas approuvé l’union de leurs parents et les avait punis en les empêchant d’avoir des enfants sous son règne. Mais le dieu Thot obtint de la Lune qu’elle donne un peu de sa lumière. C’est dans ces jours cédés par la lune que la déesse mit au monde plusieurs enfants, échappant ainsi à l’interdiction de Râ. Le premier fut Osiris, et ensuite il y eut Isis, sa sœur. »
– » Qui t’a appris tout cela ? » demanda le Professeur amusé.
– » Mon Père est versé dans les légendes des peuples, et ma pauvre Mère, sa mémoire soit bénédiction, m’a aussi transmis son savoir. «
– » A vrai dire, tes connaissances et celles de ta Maman ne m’étonnent qu’à moitié. Vous les femmes, vous avez un cadran, lunaire pourrait-on dire, et un sablier dans votre propre corps. Vous comptez les signes du Zodiaque et les jours de la Lune, toujours en attente de vos règles, de votre bien-aimé, de votre accouchement, du sevrage de vos enfants. Vous avez su avant les hommes que l’année avait douze signes réparis sur douze mois de 30 ou 31 jours, les lunes 29 ou 30 jours. Combien de jours la Lune a-t-elle cédés au Soleil ? »
– » Cinq ? Ou six ? » hésita Séphora.
– » Tout est là », expliqua le Professeur. « Osiris, Isis et Seth ont un frère et une sœur. Cela fait cinq enfants. Avant l’échange, douze signes du Zodiaque faisaient, comme douze lunes, douze fois trente jours, soit trois cent soixante jours. Après l’échange, douze signes font trois cent soixante jours, plus cinq jours et douze lunes ne font plus que trois cent soixante moins cinq jours, soit trois cent cinquante cinq jours. Les prêtres du Soleil ont découpé l’année en douze mois de trente jours, les cinq jours supplémentaires étant à leur discrétion, dépendant des hasards de la crue du Fleuve. Le problème, c’est que deux lunes approchent cinquante-neuf jours, et que douze lunes font six fois cinquante-neuf, soit trois cent cinquante-quatre jours et non trois cent cinquante-cinq. L’écart entre douze lunes et douze signes est de onze jours, non de dix. «
Le Précepteur suivait les explications astronomiques et arithmétiques avec plus d’intérêt que les contes mythologiques. Mais Séphora continuait de faire étalage de ses connaissances :
– « Le méchant Seth cloue son frère Osiris dans un cercueil à sa taille. Recherchant son époux disparu, Isis entreprend une enquête qui la mène à Byblos, au Levant. Elle retrouve le cercueil et se réfugie avec lui au milieu des marais et des roseaux. Elle conçoit alors et met au monde un fils, Horus l’Enfant, qu’on représente suçant son pouce. Cependant, Seth, chassant au clair de lune, aperçoit le cercueil d’Osiris là où Isis l’avait caché. Alors il découpe le corps de son frère en morceaux qu’il disperse, afin de supprimer les traces de son crime. Mais Isis part à la recherche des morceaux, les retrouve un par un et reconstitue son frère qui renaît à la vie… »
– « Te rappelles-tu le nombre de morceaux ? «
– « Quatorze ! » dit triomphalement Séphora.
– « C’est cela » acquiesça le Professeur. « Quatorze, la double semaine. Quatorze jours et quatorze morceaux pour former un dieu à l’image de l’homme, et non à tête de babouin, de crocodile ou de faucon. Est-ce tout ? ».
– « Je ne me souviens plus très bien. N’y a-t-il pas un procès, ensuite ? »
– « Tu te souviens très bien. Seth plaide devant Thot qu’Horus n’est pas le fils d’Osiris, parce qu’il est né alors que celui-ci était dans le cercueil. Le procès est long et compliqué mais finalement Horus est reconnu comme l’héritier légitime d’Osiris. C’est la naissance de la lignée pharaonique, tout à la fois animale, végétale et divine, issue d’Isis et d’Osiris, dont beaucoup plus que quatorze sanctuaires, dans la Haute et la Basse Egypte, se disputent d’avoir recueilli les morceaux…Vous savez, les hommes ont mis du temps avant de comprendre le rôle du père dans la conception de l’enfant. C’est notre fierté, à nous les Égyptiens, d’y être parvenus… »
Séphora adressa alors à son mari un regard de connivence et de reproche, allusion à leur mémorable dispute, le premier jour de la nouvelle lune. Ce regard (suis-je le père de l’enfant qu’elle porte ?) allait faire son chemin dans l’esprit du Précepteur et finalement, sous le calame de Moïse, métamorphoser – comment s’en serait-elle doutée ? – la triade Osiris, Isis, Horus, contestée par Seth, en celle d’Abraham, Sarah, Isaac, contestée par Ismaël, et indirectement, par Annonciations interposées, en la Sainte Famille, Jésus, Marie, Joseph, contestés par les hérétiques, et en la Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, contestée par Ponce Pilate…
Le Précepteur soutint le regard de sa femme mais ne savait plus où il en était. Il avait remarqué le mot de «semaine», pour la durée de sept jours, qu’avait utilisé le Professeur. La double semaine, avait-il dit. Quatorze, le nombre des jours de la Nouvelle à la Pleine Lune, c’était le Noun, source de vie, mis au quatorzième rang, valeur quatorze du nom du dieu Thout, (D)W(D), Djaoud, quatre et six et quatre ; et celle du mot Y(D), Yad, main, dix et quatre, parce que la main était formée d’un pouce, unité transcendante qui vaut dix, et de quatre doigts, qui valent quatre.
Ses idées tourbillonnaient. Ne dit-on pas d’une famille (de fama, la renommée, d’où « fameux ») qu’elle est unie comme les doigts de la main ? et si la main est Une, alors que dire de l’être humain ? mais c’est bien sûr ! les quatre membres, deux bras deux jambes, sont comme quatre doigts. Et le reste, le tronc et la tête, sont transcendants et valent dix,… du moins tant qu’ils vivent et qu’ils pensent. Une main morte, c’est cinq doigts ; un corps mort, c’est cinq morceaux. Vivants, ce sont quatorze ! « Cinq sur toi ! » disent les méchants à leurs victimes, pour leur porter malheur. « Quatorze, quatorze ! », devrait-on leur répondre pour conjurer le sort. Ou quarante ? Par « additionne et multiplie », le Précepteur associa quatorze à quarante, fourteen à forty :
– « Dix et quatre quatorze, quatre fois dix quarante. Explique-nous quarante… » demanda-t-il
– « Bravo, Précepteur ! Tu y viens. La grossesse est de neuf mois, trois saisons. Chaque saison fait treize semaines, et la grossesse dure trois saisons, trente-neuf semaines. La circoncision des enfants de Pharaon, loué soit sa Grandeur, et de l’Épouse-sœur, se fait au huitième jour de la naissance : il y a donc quarante semaines de la conception à la circoncision, dans la lignée pharaonique. Dans l’année il y a cinquante-deux semaines, douze et quarante. Quand on fiance le Frère à la Sœur, ils apprennent à se connaître pendant douze semaines et s’unissent dans les mains d’Isis à la douzième semaine. L’Épouse-Sœur est enceinte pendant trente-neuf semaines. L’Enfant naît alors. Si c’est un Fils, il est circoncis à la quarantième semaine, cinquante-deuxième de l’année. Quant à la fête des Relevailles, elle a lieu au quarantième jour, pour un garçon, et au quatre-vingtième, pour une fille ».
Treize siècles plus tard à Alexandrie, Cléopâtre recommandera à Jules César l’éminent astronome BenSoussan, fils de Suzanne, dont le le nom grec est Sosigène. Celui-ci supprime les Calendes, les Nones et les Ides, fixe l’équinoxe de printemps à la fin de la douzième semaine de l’année solaire, au 84ème jour, le 25 Mars. Cela met le solstice d’hiver le 25 décembre, et indirectement, la Circoncision le 1er janvier, la Chandeleur des garçons le 2 février et celle des filles le 14 Mars. Là dessus Jules César est assassiné aux Ides de Mars (le 14 Mars !) par un fils (Tu quoque, fili mi). Le Sénat décide de nommer « Juillet » le 7ème mois, en l’honneur de Jules. Et Cléopâtre échoue à faire reconnaître la légitimité de cet autre fils de César, Césarion, seul Ptolémée qui ne soit pas né d’un inceste, avec lequel pourtant les dynasties pharaoniques sont définitivement englouties dans les eaux tumultueuses de l’Histoire.
– « Que devient la fille ? » demanda le Précepteur.
– « Celle-ci expulse son premier sang à la douzième année, et reste fécondable pendant quarante ans, jusqu’à douze plus quarante, cinquante-deux ans… Quarante jours jusqu’aux relevailles, quarante semaines de grossesse, quarante années de fécondabilité, quarante est un symbole de traversée… Combien de temps doit durer votre voyage ? »
– » Si la Providence y consent, du premier quartier de la lune prochaine au dernier quartier de la lune suivante, cela ferait environ six semaines, comme tu dis, une quarantaine de jours… »
– « Vous voyez, les voyages et les traversées, cela dure quarante jours, quarante semaines, quarante ans… Mais les cycles de la vie humaine, qui ont un commencement et une fin, ne sont pas aussi réguliers que ceux que Thot nous a enseignés. Toutes les unions ne sont pas fécondes, toutes les grossesses ne vont pas à terme, tous les pères ne savent pas qu’ils le sont. Je ne devrais pas parler de cela devant Sephora… Que le dieu Thot vous garde, vous et vos enfants… »
Le Professeur était visiblement ému. Il essayait de transmettre son savoir, fait de science mais aussi d’émotions et d’intuitions. Le Précepteur revint à des calculs terre à terre, additionne et multiplie.
– « L’année du Soleil est faite, si j’ai bien compris, à un jour et quelque chose près, de vingt-six « quatorzaines », ou bien de cinquante-deux « semaines ». Vingt-six et quatorze font quarante, cinquante-deux et sept font cinquante-neuf. Que sont Vingt-six et Cinquante-neuf ? »
– » Cinquante-neuf jours, c’est la Double lune. Quant à Vingt-six, Thot a enseigné, ce sont les jours où le Croissant brille dans le ciel. C’est pourquoi les prêtres de la Lune commencent à observer la disparition du Croissant au vingt-cinquième soir et reviennent jusqu’à sa réapparition, six ou sept nuits plus tard. Les femmes en mal de maternité, comme vous savez, aiment à venir à cette cérémonie, pour prier le dieu Thot de les priver de règles… »
Le Précepteur jugea qu’ils en avaient appris beaucoup. Il fit signe à Sephora qu’il était temps de prendre congé. Le Professeur le devança :
– » Comme j’ai fait un cadeau l’autre jour à ton mari, je veux t’en faire un à toi aussi, qui te portera bonheur en chemin « , lui dit-il.
C’était une belle chaîne d’or fin, ornée d’un pendentif. Sur une plaquette, de la forme que nous donnons aux Tables de la Loi, étaient gravés un œil et deux mains, celles d’Isis portant Horus, celles aussi du prêtre qui bénit, gravées aujourd’hui sur les tombes, quand le défunt est un Cohen, descendant d’Aaron. L’œil, au dessus des deux mains, répandait comme un soleil ses rayons bienfaisants. Séphora s’agenouilla en révérence, assura le Professeur qu’elle recevait ce cadeau comme sa bénédiction, et qu’elle le porterait en toute occasion. Le Professeur la releva et dit :
– « Allez en paix jusqu’au Delta, revenez en bonne santé, et qu’à la fin de ses neuf mois, Sephora vous donne à tous les deux la belle petite fille de ses rêves. »
Sur le chemin du retour, ils parlèrent de cette période de sept jours, appelée « semaine ». Se pourrait-il que tout le monde compte la semaine de la même façon ? Toutes les femmes n’avaient pas leurs règles au même moment. Et on ne pouvait prendre la lune comme référence commune, puisqu’une lune dure plus de quatre semaines. Le problème resta sans solution.
Le soir, avant de se coucher, Sephora mit ensemble les cadeaux du Professeur, le bijou dans le coffre, avec les plaquettes offertes à son Mari. Ainsi se remplissait l’Arche de leur Alliance.
Laisser un commentaire