Michèle TRIBALAT : Statistiques ethniques, une querelle bien française (L’Artilleur, 2016, 368 pages.)
Commentaire, N° 154, Été 2016, p. 439-440
Une idée reçue est que les statistiques ethniques sont interdites en France. Michèle Tribalat, qui leur a consacré une grande part de sa carrière, explique dans son dernier ouvrage ce qu’il en est : elles n’ont jamais été strictement interdites, mais leur introduction s’est heurtée à des incompréhensions et à des blocages permanents.
Depuis la loi de 1978, le recueil et l’utilisation de données personnelles sont soumis, pour les enquêtes démographiques et sociologiques comme pour les usages administratifs ou commerciaux, au visa de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). La genèse de cette loi remonte à la dénonciation du « projet Safari » par Le Monde du 21 mars 1974.
Tout est déjà là.
– Le fantasme de Big Brother contenu dans l’informatique naissante : il s’agissait d’un projet d’interconnexion de fichiers administratifs et policiers, grâce à un identifiant unique, le NIR, numéro d’inscription au répertoire (des personnes physiques), aujourd’hui notre « numéro de Sécurité sociale ».
– L’accusation de « pétainisme », on dit aujourd’hui « lepenisme » : les circonstances de la création du NIR plongent au cœur du régime de Vichy. C’était un numéro matricule clandestin destiné à la remobilisation de l’armée française, dissoute par l’armistice. Son promoteur, le Contrôleur général de l’armée René Carmille, arrêté à Lyon en février 1944, mort à Dachau en janvier 1945, le fit servir, à des fins de camouflage, à toutes sortes d’applications civiles. Le service qu’il créa à cette fin, dit Service national des Statistiques, SNS, devait devenir l’INSEE en 1946. Les contempteurs du projet Safari eurent beau jeu de faire l’amalgame (Michèle Tribalat parle de « légende entretenue ») entre les recensement et fichiers de Carmille et les recensements et fichiers institués par les sinistres « statuts des Juifs » d’octobre 1940 et juin 1941.
– L’intervention effarouchée des médias, on dit aujourd’hui « buzz » et « lanceurs d’alerte », à laquelle répond celle bien intentionnée mais maladroite des pouvoirs publics. Avec la fin du projet Safari, c’en fut fait « des connaissances statistiques qu’aurait pu apporter une connexion maîtrisée des différents fichiers administratifs ».
Michèle Tribalat entre à l’INED en 1976 pour étudier les migrations internationales. Elle s’avise que le nombre d’étrangers est un piètre indicateur. Augmenté par l’immigration, il est diminué, non seulement par les décès et les départs, mais surtout par les acquisitions de la nationalité française (naturalisations, mariages, … ), et par l’application du droit du sol aux enfants d’étrangers nés en France. Elle promeut alors la catégorie des « immigrés » : « personnes nées à l’étranger, de nationalité étrangère à leur arrivée en France, mais qui ont pu acquérir la nationalité française ensuite » ; suit celle des personnes « d’origine étrangère », qui ont au moins soit un parent soit un grand-parent immigré.
Le nombre d’étrangers tournait autour de 3,5 millions, Algériens et Portugais en tête : celui des immigrés autour de 4 millions, dont une majorité relative de … Français. Quant aux personnes « d’origine étrangère », elles étaient environ 10 millions. Ces chiffres avaient à peine augmenté entre les recensements de 1982 et 1990, ce qui semblait contraire à la perception commune. Leur publication ne fit donc qu’attiser les polémiques. Une « mise au point » solennelle de MM. Marceau Long, vice-président du Conseil d’État et président du Haut Conseil à l’Intégration, Jean-Claude Milleron, directeur général de l’INSEE et Gérard Calot, directeur de l’INED (Le Monde, 26 septembre 1991) ne les ralentit guère.
Michèle Tribalat entreprit alors une enquête détaillée sur le devenir des immigrés et de leurs enfants. Ce fut l’enquête MGIS (Mobilité géographique et insertion sociale), passée en 1992-1993 auprès de 9000 immigrés, 2000 enfants d’immigrés nés en France, sans compter l’échantillon témoin de 1900 personnes. Elle décrit par le menu quel « parcours du combattant » ce fut pour réunir les financements nécessaires, obtenir les autorisations de la CNIL, vaincre les « réticences, atermoiments et obstructions de l’INSEE », puis les « manœuvres dilatoires » lors de la publication « chaotique » des résultats, fin mars 1995, en pleine campagne pour l’élection présidentielle du 23 avril.
L’enquête posait des questions inédites : année d’entrée en France et donc âge à la migration, langues maternelles et pays de naissance des parents, degré́ de pratique religieuse … Elle permettait de corriger et de nuancer nombre de stéréotypes courants, y compris sur l’appartenance ethnique et les pratiques matrimoniales. Ainsi la place des Berbères dans le flux algérien n’était pas aussi importante qu’on le disait : 28% seulement en 1992 contre environ 60% en 1950 … La pratique du mariage entre cousins était moins fréquente dans les populations originaires d’Algérie et du Maroc mais restait au contraire vivace dans les familles turques… et ainsi de suite …
On pouvait espérer que de telles enquêtes deviennent périodiques, et que les « statistiques ethniques » à la française se fassent place dans le débat public. C’était compter sans Hervé Le Bras, qui allait jeter sur elles un discrédit durable. Michèle Tribalat revient longuement sur la genèse de ce torpillage.
Au commencement, dans les années 80, Le Bras est un collègue, démographe de talent, avec qui elle partage colloques, voyages et l’usage d’un des premiers Macintosh. Mais un livre à succès avec Emmanuel Todd, L’invention de la France (1981), puis une sombre histoire de projections de population étrangère erronées, enfin la direction controversée de la revue Population, amènent Le Bras à un conflit frontal avec Gérard Calot, directeur de l’INED depuis 1972.
Il était de notoriété publique que l’INED avait été fondé en 1945 dans une perspective « nataliste ». Calot ne cachait pas son inquiétude devant la baisse de la fécondité amorcée en 1965. Mais il avait été d’une loyauté impeccable envers Simone Veil pendant la bataille de l’IVG (1974), injurié par l’extrême-droite, et combattant sans relâche les outrances de l’historien Pierre Chaunu. Il était indigne de le soupçonner de sympathies pour l’extrême-droite, ce que fit Le Bras en mai 1990, accusant Calot de privilégier, dans un but de dramatisation, l’usage de « l‘indice conjoncturel de fécondité », alors de 1,8 enfant par femme, au détriment de la « descendance finale », 2,0 enfant par femme. C’était absurde, mais Le Bras avait des appuis dans l’intelligentsia, autour du Nouvel Observateur et des ministres Claude Allègre et Hubert Curien.
En 1991, Le Bras publie un pamphlet contre le natalisme, Marianne et les Lapins : l’obsession démographique. Puis, Calot remplacé en 1992, il trouve un nouveau cheval de bataille : les statistiques ethniques et Michèle Tribalat. Il pourfend alors la notion de « Français de souche » et se répand dans les média. Peu après que le nom de Carmille soit réapparu, dans le rapport Rémond – Azéma sur « le fichier juif » (1996), il publie Le Démon des origines : Démographie et Extrême Droite (1998).
Pleine d’amertume, Michèle Tribalat accumule anecdotes, citations, rapports et documents prouvant les turpitudes de Le Bras. Prise de mélancolie, elle constate dans les années 2000 que, « lutte contre les discriminations » aidant, les statistiques ethniques reviennent à la mode, malgré un nouvel assaut de Le Bras et de ses amis en 2008, au début du mandat de Nicolas Sarkozy.
La même année, l’enquête Trajectoires et origines complète et met enfin à jour l’enquête MGIS ; les catégories si difficilement imposées sont devenues d’usage banal. Mais que de temps perdu à des bêtises ! « Hervé Le Bras a réussi à placer, pour se couvrir, le Front National au cœur de la dispute sur les statistiques ethniques, et a rendu ainsi un bien mauvais service à la connaissance et plus généralement à son pays ».
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