Les disparus de Damas

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Critique très favorable du livre de Pierre Hebey

Les disparus de Damas

Gallimard, 2003

Pierre Hebey - Les disparus de Damas - Gallimard, 2003. 383 p.

En février 1840, Louis-Philippe étant roi des Français, la disparition à Damas d’un moine capucin d’origine sarde, le père Thomas, suivie de celle de son serviteur musulman, met les chancelleries en émoi. C’est que le consul de France, Ulysse de Ratti-Menton, se targuant du traité franco-turc de 1740 qui reconnaît aux diplomates français un droit de protection sur tout le clergé catholique, se saisit de l’affaire. La rumeur publique accuse des notables juifs, des familles Farhi, Harari et autres… On parle de meurtres rituels… Il n’y a pas de cadavres ? La fête de Pessah’ est encore lointaine ? Qu’à cela ne tienne ! Les « usages » de la police syrienne, c’est-à-dire la torture, obtiennent des aveux, et aussi quatre décès. Le consul boucle son enquête rapidement et envoie à Paris des rapports qui confirment les accusations.

Adolphe Thiers est depuis le 1er mars Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. La Syrie dépend nominalement du sultan de Constantinople, en fait du vice-roi d’Égypte, Mehemet-Ali, très populaire en France. Celui-ci voudrait voir son pouvoir en Syrie devenir héréditaire, et la France soutient ses prétentions. Les « puissances », l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie, prennent le parti inverse.

Or le consul d’Autriche à Alexandrie, Anton Joseph Laurin, refuse de croire à l’accusation de meurtre rituel, et fait alerter (en hébreu !) le baron James de Rothschild, qui a ses entrées chez Louis-Philippe et chez Thiers, et qui, ayant gardé la nationalité autrichienne, se trouve être consul général d’Autriche à Paris. Ses relais à Londres obtiennent facilement l’appui du gouvernement anglais, habitué à soutenir les juifs d’Orient contre les catholiques protégés par la France. Mais à Paris, le gouvernement couvre son consul. Les deux communautés juives, anglaise et française, décident finalement d’envoyer une délégation auprès de Mehemet Ali, composée du philanthrope sir Moses Montefiore, de l’avocat Adolphe Crémieux et de l’orientaliste Salomon Munk, traducteur de Maimonide, qui parle arabe.

Tout oppose Montefiore et Crémieux, l’aristocrate anglais, juif pratiquant, et le bourgeois français, libre penseur. Le voyage de trois semaines, en juillet 1840, donne lieu à des scènes de vaudeville. Tout est prétexte à disputes, depuis le choix des cabines jusqu’à l’influence supposée sur Mehemet-Ali. Entre temps, un ultimatum des puissances obtient de celui-ci qu’il renonce à ses prétentions syriennes. Les journaux parisiens poussent à la riposte militaire. Le vice-roi re-çoit Crémieux, seul, le 7 août, avec Montefiore le 17 août.

Mais il a d’autres soucis que le sort des juifs de Damas : le 14 août, les Anglais ont bombardé Beyrouth. Mehemet-Ali reçoit le 25 le comte Walewski, envoyé de Thiers, qui lui demande de temporiser. Les émissaires, dépités, préparent leur départ, quand le 28 août, les médecins du vice-roi lui font valoir que la sympathie juive n’est pas négligeable dans la passe difficile où il est, et qu’il ne lui coûte rien de donner satisfaction à MM Montefiore et Crémieux. C’est ainsi qu’un « firman » du vice-roi d’Égypte ordonne inopinément la libération des quinze juifs de Damas encore emprisonnés. C’est un « fait du prince », et non un acte de justice, mais du moins l’essentiel est obtenu, sans compter la fondation de deux écoles, l’une au Caire, l’autre à Alexandrie, qui préfigurent la future Alliance Israélite Universelle, dont le premier directeur, en 1860, sera … Adolphe Crémieux.

Des actions de grâce sont célébrées en l’honneur de Montefiore et Crémieux dans les quatre synagogues de Damas. Sur le chemin du retour, Crémieux est fêté par les Juifs de Corfou, Venise, Trieste, Vienne, Francfort, Mayence… Mais il ne rencontre pas à Paris l’accueil que Londres réserve à Montefiore. Celui-ci est passé par Constantinople, où il est hébergé par le richissime Abraham Camondo, et où le sultan a publié un autre firman qui mérite d’être cité :

« … Les livres religieux des juifs ont été examinés par des hommes savants, bien versés dans la littérature théologique, le résultat de tels examens est qu’il fut trouvé que, chez les juifs, sont strictement prohibés l’usage du sang humain et même de celui des animaux. D’où il ressort que les accusations portées contre eux et contre leur religion ne sont que des pures calomnies. Pour cette raison nous voulons que la nation hébraïque possède les mêmes avantages et jouisse des mêmes privilèges accordés aux autres nombreuses nations sujettes à notre autorité. Nous avons donné les ordres les plus positifs pour que les juifs demeurant en tous lieux de notre empire soient parfaitement protégés, au-tant que les autres sujets de la Sublime Porte, et que personne n’aille les tourmenter en quelque manière, sauf pour une juste cause, ni dans le libre exercice de leur religion, ni en ce qui concerne leur sauvegarde et leur tranquillité . Vous l’enregistrerez dans les archives du tribunal, puis vous le signifierez à la nation israélite et vous prendrez grand soin d’exécuter nos ordres et ce Souverain vouloir. Fait à Constantinople, le 12 Ramadan 1256 (6 novembre 1840) »

Quoique le fin mot de l’énigme n’ait jamais été connu, le récit de Pierre Hebey, écrit sans prétention, est alerte, plaisant et instructif. Émaillé d’un portrait de Louis-Philippe par Alexis de Tocqueville, d’un témoignage sur Damas par Alphonse de Lamartine, et surtout des correspondances de Henri Heine à la Gazette d’Augsbourg, il met en évidence diverses permanences de la société française qui préfigurent des épisodes ultérieurs. Lors de l’affaire Dreyfus, sous le régime de Vichy, voire pendant la récente crise franco-américaine sur l’Irak seront à l’œuvre les mêmes préjugés antisémites du Vatican et des milieux conservateurs, la pusillanimité des juifs assimilés et l’irresponsabilité de journalistes flattant inconsidérément le chauvinisme de l’opinion …

« Ah ! que cette question d’Orient est terrible, écrit Henri Heine le 31 janvier 1841. Si nous voulons dès à présent prévenir le danger qui nous menace de ce côté, nous avons la guerre ; si, au contraire, nous voulons rester spectateurs patients des progrès du mal, nous avons la certitude d’un joug étranger. C’est un fâcheux dilemme. De quelque manière qu’elle se conduise, la pauvre vierge Europe – qu’elle reste prudemment éveillée près de sa lampe ou qu’elle s’endorme, en demoiselle fort imprudente, près de la lampe prête à s’éteindre – nul jour de joie ne l’attend. »


La Bible hébraïque présentée, traduite (5 langues, 8 versions) et commentée sur JUDÉOPÉDIA
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