3. Grève

La Révélation Ajouter un commentaire

Pour la semaine de six jours

Pharaon et son Fils, le Prince héritier, s’entouraient de la solennité qui sied à la divinité, même en dehors de leur vie officielle. Le serviteur, suivi du Précepteur, parcourut de longues allées de colonnes ornées de gravures sacrées multicolores, figurant des scènes de la vie des Dieux et des Rois, puis arriva au Palais, à l’entrée duquel il céda sa fonction à un autre garde, porteur d’une torche enflammée. En Égypte, frappée de soleil, de lumière et de chaleur, l’ombre est un luxe que se ménagent les puissants. Il fallut encore parcourir de longs couloirs de plus en plus sombres avant de parvenir à une salle où d’habiles embrasures conciliaient la fraîcheur et la lumière. Le Prince héritier était là, revêtu de sa tiare et de sa robe officielle, avec tous les insignes de ses ancêtres divins, debout sur la marche supérieure d’une petite estrade, entouré de deux dignitaires placés sur la marche inférieure. Le Précepteur ne les connaissait pas. Terrorisé, il se prosterna, face contre terre, sur le tapis richement brodé disposé à cet effet. Puis il se mit à genoux. D’un geste, le Prince héritier lui intima de se relever.

- « Comment étudie notre Fils ? » commença-t-il.

« Notre Fils » pouvait être un nous de majesté, mais aussi se référer à l’Épouse-Sœur. Le Précepteur se jeta à l’eau. Il avait longuement mûri sa réponse, qu’il voulait à la fois exacte, utile et déférente. Son élève lui semblait moins avancé que son propre fils, pourtant un peu plus jeune, que tout le monde appelait de son unique nom, Gerchom.

- « Il étudie avec beaucoup de bonne volonté ; ses progrès sont certains. J’aurais une suggestion à faire à Leurs Divinités pour que ses progrès soient encore plus rapides » commença-t-il. Puis il s’aperçut avec dépit qu’il n’intéressait personne. Les trois personnages, bras croisés, étaient impénétrables.
- « Nous verrons cela. Peux-tu te faire remplacer quelque temps ? » demanda le Prince.

Le Précepteur était décontenancé : c’était déjà arrivé. Mais les deux dignitaires ne le savaient pas. Il répondit donc :
- « Sans doute. L’an dernier, mon épouse ayant perdu sa mère, que son souvenir soit bénédiction, je l’ai accompagnée à la cérémonie funèbre de la douzième lune, vers le Sud, le Soudan, en remontant le Fleuve. J’en avais prévenu leurs Divinités dès ma nomination. Je me suis fait remplacer par un jeune maître de l’école collective où j’ai mis mon petit garçon. Il s’est fort bien acquitté de sa tâche ».
- « J’entends bien. Nous avons une mission à te confier. »
- « Puis-je demander à Sa Divinité de quoi elle estime capable son modeste serviteur ? » demanda le Précepteur, perplexe, qui n’avait pas envisagé cette hypothèse.
- « Explique-lui, Gouverneur », répondit le Prince, en se tournant vers un des deux dignitaires.
- « Voilà, commença celui-ci. C’est une révolte des travailleurs des bâtiments publics, dans toute la province que m’a confiée Pharaon, glorifiée soit sa bonté. Une révolte sans armes. Ils prétendent fixer eux-mêmes le rythme de leur travail »
- « Comment cela ? »
- « Ils veulent se reposer un jour sur sept. Cela se passe en pays de lune, où on chôme les jours sans lune. Mais les rebelles se moquent éperdument de la lune. »

Le Précepteur savait, comme tout enfant ayant eu la chance d’étudier, que dans la majeure partie de l’Égypte, le long du Fleuve et dans son delta, là où les richesses étaient agricoles, c’étaient les prêtres du Soleil qui fixaient les célébrations et jours de repos, au rythme des saisons, des semailles et des moissons, de la crue et de la décrue. Mais il y avait, aux confins du désert, dans l’isthme entre les Deux Mers, là où trente-deux siècles plus tard sera percé le canal de Suez, une région où les passeurs terrestres et les marins étaient les corporations dominantes. Ayant l’habitude de ne pas risquer leurs caravanes et leurs navires aux hasards des nuits sans lune, ils avaient imposé leur rythme professionnel à toute la société environnante : l’habitude y était de travailler vingt-six jours et de se reposer pendant les trois ou quatre jours sans lune. Quant au repos du septième jour, ce n’était pas la première fois que le Précepteur en entendait parler : l’école de Gerchom pratiquait un tel système. A y bien réfléchir, un tel rythme de travail, indépendant du soleil et de la lune, pourrait être un puissant moteur d’unification du Royaume. Il demanda donc naïvement :


- « Pourquoi ne pas leur donner satisfaction ? »

Le Gouverneur jeta un regard effaré à l’autre dignitaire, qui se récria :

- « En tant que ministre des Corvées de Pharaon, glorifiée soit sa force, je ne peux tolérer des aménagements particuliers, au gré des humeurs de ces esclaves. C’était déjà généreux que d’accorder à des ouvriers du bâtiment les repos des navigateurs et des caravaniers. Ces tordus sont malins : un jour sur sept, c’est quatre jours de repos assurés à chaque lune - alors que maintenant ils n’en ont pas toujours quatre. Si nous cédons, la revendication va faire tâche d’huile. Ils demandent aujourd’hui un jour de repos sur sept, demain ce sera un sur six. Et pourquoi pas deux sur sept ? Ces gars de n’importe où, si vous leur tendez votre bague à baiser, ils vous mangent le poing ».

Le Précepteur était fort mal à l’aise. Le soir tombait. D’habitude il rentrait chez lui avant les trompettes sacrées qui annonçaient le coucher du soleil. Il profita qu’un serviteur vienne allumer des flambeaux fixés au mur pour attendre en silence que le courroux du ministre se calme, puis s’adressant au Prince :

- « Je ne comprends pas ce que Sa Divinité attend de son pauvre serviteur » dit-il.
- « Tu ne lui as pas expliqué, Gouverneur » ordonna le Prince.
- « Sa Divinité a pensé que tu pourrais servir de médiateur », reprit le Gouverneur, sans conviction. « Les rebelles ont désigné des responsables qui disent à ceux qui les écoutent quand ils doivent travailler et quand ils doivent se reposer. Ni moi, ni mes fonctionnaires ne peuvent se commettre à aller discuter avec ces mangeurs de n’importe quoi. Mais toi, qui parles un peu leur langue, qui es peut-être issu de leur sang… »

Il y avait du mépris dans sa voix. Les trompettes retentirent, venant du minaret voisin. Le Prince héritier, voyant que le Précepteur se renfrognait, chercha à lui faire miroiter un avancement :

- « Si tu fais revenir l’ordre, je te ferai nommer chef dans un ministère, ou bien supérieur dans un temple du Soleil ou de la Lune, à ta convenance » dit-il.

Les deux dignitaires se regardèrent, ironiques. N’importe qui, devant cette offre, choisirait un temple du dieu lunaire Thot, où on pouvait commercer avec les prostituées sacrées. Mais le Précepteur était connu, et moqué, pour sa fidélité à son épouse noire. Thot, écrit Georges Ifrah au chapitre 14 de l’ Histoire universelle des chiffres (Seghers, 1981), était non seulement le maître suprême de l’arithmétique, de la parole, de l’écriture et des scribes, mais aussi le protecteur de la lune et le puissant régent du temps et du calendrier pour les dieux et pour les hommes. Thot avait en particulier organisé et révélé l’harmonie des phases de la lune avec les règles féminines. Le Précepteur résolut de gagner du temps.


- « Sa Divinité peut-elle m’accorder un délai pour réfléchir ? »
- « Le temps presse. Le pouvoir perd la face, avec ces gens qui s’arrêtent de travailler à leur guise et qui veulent travailler quand on leur permet de se reposer. Ils désorganisent le travail des autres, ceux qui sont fidèles à notre Père, glorifiée soit sa puissance. Combien de temps veux-tu ? »
- « Nous entrons précisément dans les jours sans lune. Au troisième jour, pour le Nouveau Croissant, son serviteur rendra sa réponse à Sa Divinité ».

Le Précepteur souhaitait voir en tête à tête le Prince Héritier, bien plus bienveillant à son égard que ces deux prétentieux. Sur un acquiescement, il se prosterna, sortit à reculons. La nuit était tombée. Il retrouva le porteur de torche, qui l’accompagna jusqu’à son domicile, situé dans la partie résidentielle du quartier éthiopien. Il le pria d’organiser l’entrevue du troisième jour, c’est-à-dire du surlendemain, le jour d’hui (en allemand, heute) étant qualifié de premier jour, comme dans nos expressions dans huit jours, dans quinze jours. Encore tout étonné d’avoir survécu, il s’émerveillait lui-même de prétendre discuter avec un dieu face à face. Mais une nouvelle inquiétude l’assaillit : qu’allait penser Séphora de toute cette histoire ?

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