Laïcité : de quoi parlons-nous ?

Démographie et politique Ajouter un commentaire

Le contraire de la laïcité, ce n’est pas la religion; c’est l’obscurantisme.

Ah laïcité, que de bêtises on proclame en ton nom ! On proscrit le voile islamique « au même titre que la kippa », on qualifie le Président des Etats-Unis d’illuminé parce qu’il invoque Dieu, on réprouve la mention du christianisme dans le préambule du projet de Constitution européenne… Or la laïcité, cela consiste à dénoncer l’obscurantisme, et à enseigner, non pas l’histoire des religions, mais celle des rapports immémoriaux de la Vérité et de la Loi.

Œdipe et Abraham

La loi est-elle absolue, immuable ? Nul besoin d’être grand juriste pour savoir qu’en un « Etat de droit », il y a des juges qui appliquent la loi, certes éclairés par la jurisprudence, mais qui, en dernière analyse, jugent en leur âme et conscience ; pour savoir aussi qu’il y a une hiérarchie des lois, qu’un décret peut être annulé par une loi, une loi ordinaire par une loi référendaire et qu’au sommet des lois, il y a la Constitution, précédée d’un Préambule et d’une Déclaration de principes, qui ne peut être modifiée que selon une procédure lourde et solennelle, ratifiée par le peuple souverain. Nul besoin non plus d’être grand savant pour savoir qu’à tous les hommes s’imposent des lois scientifiques, comme celles de l’astronomie et de la biologie, qui donnent lieu à découverte, énoncé et discussion mais non à modification. Exemple : le rapport du demi-cercle à son diamètre est égal à 3,14159…

Mais à côté des lois civiles qui peuvent être modifiées plus ou moins commodément et des lois scientifiques qui ne le peuvent pas, il est d’autres lois, dites morales, ou éthiques, difficiles à formuler explicitement, mais encore plus à changer. Ces lois ont été reconnues dès la plus haute antiquité, bien avant qu’on ne parle de chrétiens et de musulmans : quand Sophocle décrit Antigone, désireuse de donner une sépulture à son frère Polynice malgré les ordres du roi Créon, quand la Bible décrit les rois d’Israël et de Juda affrontés aux prophètes portant la voix de l’Eternel, ces écrits posent le même problème, celui de concilier la loi et la morale.

Le premier problème éthique, c’est la paternité. Comment obliger les pères à reconnaître, neuf mois après l’union sexuelle, le « fruit » de leurs œuvres, puis à « élever » leurs enfants ? Pour faire de cette obligation un devoir moral, inculqué dès l’enfance, la mythologie grecque propose tout un ensemble de légendes, dont celle d’Œdipe, père incestueux d’Antigone. La Torah hébraïque, elle, détaille l’histoire d’Abraham, qui a deux fils, l’aîné Ismaël, fils « naturel » de sa servante Agar, le cadet, Isaac, fils de Sarah, son épouse « légitime », né de façon miraculeuse, après Promesse divine et sans rapport sexuel explicite.

Au verset 22 du chapitre 18 de la Genèse, après que Sarah a appris qu’elle était enceinte d’Isaac, se mettent en place les deux interlocuteurs d’un prodigieux marchandage qui établit la nécessité minimale de Dix Justes pour sauver Sodome et assurer la continuité d’une ville où, jusque là, tout le monde couche avec tout le monde : qui sont les pères ? Il paraît que la version originale disait que « l’Eternel se tient devant Abraham » et que, par révérence, les scribes hébreux ont interverti : « Abraham se tient devant l’Eternel ». Cela signale qu’en matière de filiation, il arrive que la biologie elle-même, qui relève du divin, « s’incline » devant le témoignage recueilli par des Justes. La filiation « fait foi » dès lors qu’elle est établie par déclaration devant un tribunal, institution minimale de tout peuple, société, Etat organisés. Cette déclaration peut n’être pas conforme à la vérité biologique sans que l’ordre public, ni la psychologie de l’enfant en soient forcément troublés (1). Il n’y a donc de vérité que relative puisque le juste peut n’être pas le vrai. Mais il n’y a aussi de loi que relative, puisque la Torah n’a de sens qu’interprétée par un aréopage de sages. Quand vérité biologique et vérité sociale diffèrent, en cas d’adoption par exemple, la vérité sociale prime : c’est le respect de « l’autorité de la chose jugée ».

D’Alexandre à Constantin

Dans le judaïsme, les dix Justes de Sodome deviendront le miniane, l’assemblée de dix hommes. L’« alliance d’Abraham », la circoncision du petit garçon, pratiquée au huitième jour de l’enfant, l’est en présence d’un miniane. Il y a le père, le fils, et la communauté, qui importe autant que le rite. C’est devant elle que le père, reconnu comme tel, s’engage à « élever » le fils, c’est-à-dire à lui apprendre la loi, et d’abord à la lire. Le « peuple juif » se définit comme un ensemble de communautés qui ont mission de transmettre, de génération en génération, le texte, la pratique et le commentaire de cette loi, la Torah.

La civilisation grecque, illustrée par Sophocle et les philosophes Socrate, Platon, Aristote, invente quant à elle la « cité », pratiquant une « démocratie » des citoyens, mais où « métèques » (étrangers) et esclaves n’ont pas « droit de cité ». En 343 avant l’ère chrétienne, Philippe de Macédoine fait d’Aristote le précepteur de son fils, Alexandre. Les conquêtes de celui-ci mettent Athènes en contact avec Jérusalem, la civilisation grecque en contact avec le peuple juif. Les successeurs d’Alexandre font traduire la Bible hébraïque dans une des villes qu’il a fondées : Alexandrie, en Egypte. Ce fut la Septante. Chez les rabbins, la discussion fut vive. Pour les uns, tradutore traditore : traduire, c’est trahir. La Bible en grec n’est plus la Torah, c’est évident. Mais pour les autres, l’accès des nations à la Bible, fût-ce en grec, pouvait faciliter leur accès à la sagesse.

Entrent alors en scène les armées romaines. Soit dit en passant, le nom de Rome est apparenté à la racine sémitique ram, qui signifie « haut », comme dans Ab-Ram, Père haut. Rome est une ville perchée sur sept collines, et il y a d’autres « villes hautes » comme Aram, qui a donné son nom à la langue araméenne, et Ram-allah, proche de Jérusalem. Toujours est-il que de 66 à 61 avant J.-C, le général romain Pompée soumet la Syrie, inclus Jérusalem, au pouvoir de Rome. En 48, il est battu à Pharsale, en Thessalie, par son rival Jules César, le conquérant des Gaules, qui se rend maître d’Alexandrie, où règne Cléopâtre.

A cette occasion, César commande à l’astronome Sosigène le « calendrier julien », de 365 jours un quart, appliqué en 45, peu de temps avant que le dictateur soit assassiné, aux « ides de mars » 44, aux pieds de la statue de Pompée, au sein de la Curie romaine. Le calendrier julien fixe l’équinoxe de printemps au 25 mars et le solstice d’hiver au 25 décembre, met le début de l’année en janvier, mais ne connaît pas la semaine. Celle-ci est pratiquée à Alexandrie par une communauté juive fortement « assimilée », qui lit la Bible en grec, ce qui ne l’empêche pas d’être exposée, lors des crises politiques ou économiques, à des menaces antisémites qui se cristallisent souvent autour du rite de la circoncision, considérée par les Grecs et les Romains comme une mutilation volontaire.

En 38 après J.C., le philosophe juif Philon d’Alexandrie dénonce ainsi auprès de l’empereur Caligula un pogrome dont sa communauté a été victime. Ses doléances sont conservées dans le Contre Flaccus. Il meurt une vingtaine d’années avant la prise de Jérusalem par Titus, en 70. Celle-ci est racontée par l’historien Flavius Josèphe, auteur par ailleurs d’une autre défense du peuple juif, Contre Apion.

D’un foisonnement dialectique de plusieurs siècles naît alors un complément à la Bible. Le « Nouveau Testament », rédigé en grec mâtiné de tournures sémitiques, s’adresse à tout le genre humain, sans distinction de peuple, de condition ou de sexe : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (épître aux Galates 3, 28). Il s’adresse de même aux enfants naturels et légitimes : « Il est écrit en effet qu’Abraham eut deux fils, l’un de la servante, l’autre de la femme libre ; mais celui de la servante est né selon la chair, celui de la femme libre en vertu de la promesse … Or vous, mes frères, à la manière d’Isaac, vous êtes enfants de la promesse » (id 4, 22-28).

Jésus, du verbe hébreu yechoua, « sauver », est à la fois « Fils de Dieu » et « Fils de l’Homme ». Il est né comme Isaac après Promesse divine (Annonciation), sans rapport sexuel, et il monte comme lui au sacrifice. Mais alors qu’Isaac demande à son père « Où est l’agneau du sacrifice ? », Jésus, exposé sur la croix, lance : « Pourquoi m’as-tu abandonné (2) ? », comme le ferait un enfant à jamais laissé dans l’ignorance de l’identité de son père.

Cet effort pour rendre la connaissance de la Bible « catholique », c’est-à-dire universelle, étendue à tous les peuples, aboutit à faire de la « foi », de la confiance dans le Christ, le critère d’appartenance décisif, qui prévaut sur l’observance de la loi. La « religion » devient une croyance, dotée d’un « dogme ». A la circoncision en présence de la communauté, le christianisme substitue le baptême par le prêtre, qui se fait « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » et accueille dans la foi les enfants des deux sexes. Naît alors la distinction entre le temporel et le spirituel, entre le politique et le religieux, selon la formule « Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22, 21). Mais il est difficile aux chrétiens de s’accorder sur le contenu exact de la croyance, sur un credo et sur un « catéchisme ». S’ensuit une histoire compliquée, faite d’hérésies, de schismes et d’accommodements politiques (3), qui bascule quand Constantin fait du christianisme la religion officielle de l’Empire romain, fonde Constantinople et organise (325) le concile de Nicée (aujourd’hui Iznik, en Turquie), qui, entre autres décisions, fixe la date de Pâques, fête de la Résurrection du Christ.

Les mérites d’Ismaël

Pourquoi préférer Isaac, le fils légitime ? Ne sommes-nous pas tous, comme Ismaël, le fils naturel, « nés selon la chair » ? En quoi le mariage et la paternité concernent-ils la société ? N’est-ce pas suffisant, et déjà assez compliqué, de s’arranger entre père et beau-père, entre familles, entre tribus ?

Dans le récit biblique, seul Isaac est « élevé », ou si l’on veut, « bien élevé ». Eternel adolescent, Ismaël en veut au monde entier et d’abord à son père, qui l’a abandonné, « des-hérité », privé de toute éducation, laissé à lui-même ; il devient agressif et rebelle à toute autorité. C’est un combattant qui tire à l’arc, arme qu’on tire de loin et dont on peut retourner les flèches contre celui qui les a tirées. Mais comme autodidacte, il mérite la bénédiction divine et la promesse d’une nombreuse descendance. Avec Isaac, il enterre leur père Abraham, à Hébron, sans effusion mais sans incident ; et il meurt comme un Juste.

Le Coran ne privilégie pas Ismaël. Simplement il lui trouve des mérites égaux à ceux d’Isaac, puisque les pères n’ont qu’une seule catégorie de fils. Il n’y a pas de mystère à la paternité, et la loi n’a pas à s’en mêler. Il suffit de se soumettre à Allah, qui s’identifie à la nature et n’intervient pas dans les affaires humaines ; ce n’est pas « Dieu le Père ». Que la paternité ne soit que biologique a de quoi exalter la virilité masculine, mais conduit aussi à suspecter la vertu des femmes ; de là découle la soumission nécessaire des filles à leur père, des sœurs à leurs frères, des épouses à leur mari…

Le Coran, rédigé en langue arabe, envoûte ses fidèles, fascinés par sa mélopée et par ses calligraphies, comme un enfant par une berceuse ou un livre d’images. Privilégiant la Nature, il n’impose ni Loi analogue aux « Dix Commandements », ni de dogme aux sciences rationnelles ou à l’imagination. L’expansion de l’Islam, du VIIe au XIe siècle, développe de Bagdad à Cordoue une remarquable civilisation de savants et de poètes, qui transmettent et développent les connaissances scientifiques reçues de la Grèce antique. Le canon de la médecine du persan Avicenne (Ibn Sînâ, 980-1037) fut enseigné dans les facultés européennes jusqu’au xviie siècle. Mais l’Andalou Averroès (Ibn Rochd, 1126-1198) veut concilier la foi et la raison et entend revenir à la philosophie d’Aristote. D’abord soutenu par la dynastie almohade, il se heurte finalement au refus catégorique des autorités musulmanes d’interpréter la loi divine. Il trouvera ses meilleurs disciples dans la chrétienté, en Sorbonne et à Padoue.

Une histoire controversée mais significative veut que le second calife, Omar, aurait fait alimenter le chauffage des bains d’Alexandrie avec les livres de la grande bibliothèque, au prétexte que, soit ces livres étaient contraires au Coran, et devaient donc être détruits, soit ils étaient conformes au Coran, et donc étaient superflus. Dès l’origine, la connaissance du Coran rend inutile celle de la Bible, Ancien et Nouveau Testament : du coup, cet islam-là, qui entrave Averroès, a partie liée avec l’obscurantisme ; au lieu d’honorer les « peuples du Livre », juifs et chrétiens, il ne leur offre que le statut « protégé » des dhimmis, les présente comme rebelles à leur propre loi, voire comme faussaires des textes bibliques. La laïcité n’a rien à voir avec cet islam-là. En revanche, elle doit faciliter l’accès des musulmans à la connaissance, à la loi, à l’histoire et à la tolérance, les rendre fiers des apports de l’islam aux sciences et aux arts, fiers des souverains musulmans qui ont apporté la prospérité à leurs peuples, fiers des penseurs ou auteurs musulmans, arabes ou non, persécutés ou non, qui se sont fait les chantres de la liberté.

De son côté, malgré une tentation récurrente (4) d’abandonner l’Ancien Testament et de ne garder que le Nouveau, le christianisme est tenu par le verset : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l’accomplir … Jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, pas un seul iota ne passera de la loi » (Matthieu 5, 17-18). Méfiant à l’égard de la Bible hébraïque et du monde juif, alors centré sur la Babylonie, il entretient cependant, au fond des monastères, l’étude et la connaissance des textes bibliques et évangéliques, dont la version officielle en latin, la Vulgate, due au Dalmate saint Jérôme (mort en 420), est postérieure de six bons siècles à la Septante. Jérôme considère la version hébraïque de la Bible comme seule révélée, contrairement à l’Algérien saint Augustin (mort en 430), qui affirme que le texte de la Septante est lui-même inspiré par Dieu. Le clergé conserve les Livres saints, en enseigne la lecture et l’écriture, et commence à tenir registre des baptêmes, des mariages et des sépultures. La connaissance se répand d’Orient en Occident et l’Europe se couvre d’églises et de cathédrales, d’abord byzantines, puis romanes puis gothiques. La mythologie française se souvient de l’époque :
« Qui a eu cette idée folle
Un jour, d’inventer l’école ?
C’est ce sacré Charlemagne
(5) ! »

Cette évangélisation va de pair avec l’hostilité à l’islam, installé dans le sud de la Méditerranée et en Espagne, et avec la terreur des raids de pirates « sarrasins », tandis qu’une cassure politique et théologique s’approfondit entre Rome et Constantinople, qui devient définitive en 1054. Les croisades des chevaliers francs s’en prennent aux communautés juives installées en Occident et ne débouchent que sur l’éphémère royaume latin de Jérusalem (1099-1187).

De Thomas d’Aquin à Spinoza

Tandis que les commentaires talmudiques du juif champenois Rachi de Troyes (1040-1105), en hébreu et araméen, restent ignorés de la chrétienté, l’œuvre de Maimonide (né à Cordoue en 1135, mort au Caire en 1204), en hébreu et arabe, qui rationalise et codifie le credo juif en s’inspirant d’Aristote et des auteurs musulmans, a une influence importante sur la scolastique médiévale. En 1227, Stephen Langton, professeur à l’Université de Paris, puis archevêque de Canterbury, normalise la division de la Bible en chapitres et versets, ce qui permet de faire correspondre commodément les versions hébraïque, grecque, latine et autres. Mais c’est l’œuvre de Thomas d’Aquin (1228-1274) qui fonde, par sa rigueur et son autorité, la doctrine de l’Eglise catholique, apostolique et romaine, et qui met la philosophie au service de la pensée théologique. Thomas entend à son tour concilier la Bible et Augustin avec Platon et Aristote, et les dégage des interprétations matérialistes musulmanes. Selon lui, le droit positif divin est inscrit dans la Bible, dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, et l’Eglise catholique, par la voix du pape, est la seule interprète autorisée de ce droit. Du coup, elle s’en réserve volontiers la connaissance et l’étude, réglemente la lecture publique de la Bible et fait du latin, que le peuple ne comprend plus, une langue de spécialistes et de l’Ancien Testament un ouvrage subversif, à réserver à de rares initiés.

La même année 1453, Charles VII met fin à la guerre de Cent Ans ; la France et l’Angleterre prennent à peu près leur forme définitive. Et le sultan Mehmet II prend Constantinople à ce qui reste de l’Empire byzantin. Constantinople, devenue Istanbul et musulmane, sera la capitale du vaste Empire ottoman, qui va tenter de s’étendre en Europe (sièges de Vienne en 1529 et 1683) à la faveur de l’affaiblissement de la chrétienté, minée par une division existentielle, initiée par Martin Luther (1483-1546). Sa « Réforme » du christianisme se fonde sur la foi et sur l’autorité de la seule Bible, qu’il traduit en allemand et diffuse grâce à l’imprimerie naissante. Pour lui, par le baptême, tous les chrétiens sont prêtres. Jean Calvin (1509-1564) met de même l’accent sur l’autorité des Ecritures et sur les formes de la vie chrétienne, fait de Genève la capitale du protestantisme et exerce une influence considérable sur les protestants français et hollandais, ainsi que sur l’évolution de l’Eglise « anglicane », fondée en 1534 par le roi Henry VIII. Celui-ci se déclare « seul chef suprême de l’Eglise d’Angleterre », confisque les biens des monastères et fait publier (1539) la « Grande Bible » en anglais.

Sous sa fille Elisabeth Ire s’épanouit la « langue de Shakespeare », dont l’œuvre immense, la plus traduite après la Bible, contient la question de Hamlet (1601) « To be or not to be ? ». A quoi les pèlerins du Mayflower (1607) par la voix des Porto-Ricains de West Side Story (musique de Leonard Bernstein, chorégraphie de Jerome Robbins), inspirée comme on sait de Romeo and Juliet (1595) répondent : « I’d like to be in America. Everything free in America ! »

En Espagne, l’Eglise se raidit. La Reconquista est le temps de l’Inquisition, qui aboutit à l’expulsion des Maures et des juifs, l’année de la découverte de l’Amérique (1492). La colonisation de l’Amérique latine est alors une entreprise catholique, confiée à des « missions » chargées de répandre « la vraie foi ». Entre Espagne et Angleterre, la France choisit une voie médiane, dite « gallicane », qui consiste à accepter mais à encadrer le pouvoir de Rome. L’édit de Villers-Cotterêts de François Ier (1539) réglemente ainsi vigoureusement la tenue des registres de baptêmes et de sépultures. Mais la dynastie des Valois n’a pas l’autorité suffisante pour enrayer l’horreur des guerres de Religion qui ravagent la France, de 1562 jusqu’à l’apaisement de l’édit de Nantes (1598) et qui marquent de façon indélébile la mémoire française. Depuis lors, en France, parler de Dieu, de la Bible ou de la religion, c’est susciter immédiatement l’effroi de la discorde, qu’accroît encore, sur le théâtre européen, le spectacle de la guerre de Trente Ans. Les traités de Westphalie qui la terminent (1648) organisent la coexistence des « religions » chrétiennes, suivant le principe cujus regio, ejus religio.

Au XVIIe siècle, la France reste un pays catholique dans lequel l’Eglise gendarme sévèrement les esprits, au point de conduire René Descartes à s’installer en Hollande (Discours de la méthode, en français, 1637), au point de heurter un chrétien aussi fervent que Blaise Pascal, éloquent défenseur de l’austérité janséniste (Les Provinciales, 1656) et au point d’exciter la verve de Molière (Tartuffe, 1664). Le monde musulman suscite soit la moquerie de mœurs incompréhensibles (le grand Turc et le mamamouchi dans le Bourgeois Gentilhomme, 1670) soit l’inquiétude devant les « pirates barbaresques » (« Que diable allait-il faire dans cette galère ? » des Fourberies de Scapin, 1671). L’Eglise tolère un temps la « ”religion prétendue réformée’ » mais finit par obtenir l’expulsion des protestants (révocation de l’édit de Nantes, 1685). Avec ceux-ci, c’est l’étude et la connaissance de la Bible qui quittent la France. Dieu et la Liberté s’épanouissent à Amsterdam, où se réfugient les persécutés d’Espagne, d’Angleterre et d’ailleurs. Baruch Spinoza - qui lit la Bible en hébreu et qui écrit en latin – traduit son prénom (« béni » en hébreu) par Benedictus, Benoît en français. Il identifie Dieu à la nature, comme dans la pensée musulmane. Et il doute de la Révélation, ce qui le met au ban de sa communauté juive et le fait mal voir des autorités protestantes. Le Traité théologico-politique (1670) est une analyse critique de la Bible, bientôt interdite, mais qui obtient un succès considérable. Spinoza se lance alors dans la rédaction de l’Ethique, qui ne sera publié qu’après sa mort prématurée (1677). La politique consiste à socialiser les désirs des individus pour former un tout plus puissant, qui n’est plus le Tout-Puissant mais forme une société, dotée d’un Etat. Du coup, ce sont les institutions de l’Etat qui sont en dernier ressort juges du bien et du mal, qui ne sont plus des absolus mais des critères relatifs.

L’Angleterre également est agitée de violentes luttes politiques et religieuses. De nombreux émigrants partent en Amérique, aspirant à la liberté religieuse, mais y restent souvent hostiles aux paysans catholiques venus d’Irlande ou de France. Charles Ier Stuart est décapité en 1649, Olivier Cromwell proclamé Lord protecteur de la République d’Angleterre en 1653, Charles II est restauré en 1660. En 1679, le Parlement anglais adopte la loi de l’Habeas Corpus (ton corps t’appartient) limitant la détention provisoire arbitraire. Puis, après le court règne de Jacques (James) II Stuart, converti au catholicisme (1685-1688), la lumière vient encore d’Amsterdam, où John Locke, pour qui les hommes sont par nature raisonnables, libres et égaux, se réfugie de 1683 à 1689 : Guillaume d’Orange devient roi sous le nom de Guillaume (William) III. Le Parlement vote (1689) le Bill of Rights (déclaration des droits), qui établit la liberté des parlementaires, les élections libres et le droit de pétition. La monarchie parlementaire est née. L’Etat moderne est en gestation en Amérique.

En France, le siècle des Lumières doit ce nom à l’opposition à l’intolérance de l’Eglise catholique, réputée obscurantiste. Les Lettres persanes de Montesquieu, parues à Amsterdam en 1721, utilisent l’exotisme des mœurs musulmanes pour développer une spirituelle critique de la société française. Le même Montesquieu dégage dans l’Esprit des Lois (1748) la théorie de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Voltaire et Diderot mettent leur talent et leur causticité au service d’un anticléricalisme militant. « Ecrasez l’infâme ! », crie Voltaire en 1761 pour ridiculiser l’Eglise catholique et toutes les religions, confondues avec la superstition. Plus constructif, Jean-Jacques Rousseau, né à Genève, appelle au « contrat social » (1762) et à la « religion civile ». L’idée d’une coexistence des religions chrétiennes, dite « tolérance », se développe.

La Révolution française et l’indépendance américaine se font dans des pays chrétiens fort différents. La France ignore la Bible ou la moque. En Amérique, au contraire, de nombreux collèges et universités se sont créés sous les auspices des églises protestantes, dont Harvard (1636), Yale, Princeton, John Hopkins, etc., où l’hébreu et l’étude de la Bible sont des matières obligatoires. Le rapport des deux nations à Dieu est fondamentalement opposé.

Les deux Déclarations

La Déclaration d’indépendance des Etats-Unis (1776), écrite et traduite par Thomas Jefferson, invoque le Dieu de Spinoza et des francs-maçons de multiples façons ; c’est une déclaration des droits des Etats indépendants.
« Lorsque, dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et de prendre, parmi les puissances de la terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité l’oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation.
Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur …. En conséquence, Nous, les représentants des Etats-Unis d’Amérique, assemblés en Congrès général, prenant à témoin le Juge suprême de l’univers de la droiture de nos intentions, publions et déclarons solennellement, au nom et par l’autorité du bon peuple de ces colonies, que ces colonies unies sont et ont droit d’être des Etats libres et indépendants … ; que, comme les Etats libres et indépendants, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous autres actes ou choses que des Etats indépendants ont droit de faire ; et, pleins d’une ferme confiance dans la protection de la divine Providence, nous engageons mutuellement au soutien de cette déclaration nos vies, nos fortunes et notre bien le plus sacré, l’honneur.
»

En France, un courant « libéral » de la noblesse et de la bourgeoisie éclairées, dont le symbole est le marquis de La Fayette, est proche des idées américaines. Chrétiens respectueux mais critiques de l’Eglise catholique, ses membres voudraient en quelque sorte lui voir adopter les idées réformées. C’est ainsi que lors du sacre de Louis XVI (1775), Turgot (6), devenu ministre, suggère de supprimer du serment du nouveau monarque toute mention de l’Eglise, en particulier la promesse « d’extirper entièrement de mes Etats tous les hérétiques condamnés nommément par l’Eglise ». Il propose la formule : « Je promets à Dieu et à mes peuples de gouverner mon royaume par la justice et par les lois ; de ne jamais faire la guerre que pour une cause juste et indispensable ; d’employer toute mon autorité à maintenir les droits de chacun de mes sujets ; de les défendre contre toute oppression et de travailler toute ma vie à les rendre aussi heureux qu’il dépendra de moi ». Il voit dans la tolérance des avantages politiques, faire régner la concorde entre les citoyens, et économiques, faire revenir les huguenots réfugiés à l’étranger. Mais il argumente surtout que vouloir rendre exclusif le catholicisme est une « injure » et même une « impiété » : « Votre Majesté doit, à titre de chrétien, à titre d’homme juste, laisser à chacun de ses sujets la liberté de suivre et de professer la religion que sa conscience lui persuade d’être vraie ». Il fait ainsi de la religion une affaire de conscience, et confie au roi, évidemment chrétien, la charge de protéger la liberté de conscience.

Turgot n’obtient pas satisfaction mais ses idées font leur chemin, y compris dans l’esprit de Louis XVI, qui charge Malesherbes d’organiser l’état civil des Protestants. En 1787, l’édit de Tolérance leur ouvre les registres catholiques, sous réserve d’une clause de conscience qui leur permet de recourir au procureur du Roi, et à ses juges, s’ils répugnent à s’adresser aux représentants d’un autre culte que le leur. Si la France avait persisté dans cette voie, elle aurait eu deux sortes d’officiers d’état civil : les prêtres catholiques et les juges. La même année 1787, les Etats-Unis se dotent de leur Constitution, fondée sur la séparation des pouvoirs et le recensement de la population :

« We, the people of the United States, en vue de former une Union plus parfaite, d’établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d’assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les Etats-Unis d’Amérique.

ARTICLE PREMIER
Section 1. Tous les pouvoirs législatifs accordés par cette Constitution seront attribués à un Congrès des Etats-Unis, qui sera composé d’un Sénat et d’une Chambre des représentants.
Section 2. La Chambre des représentants sera composée de membres choisis tous les deux ans par le peuple des différents Etats …. Les représentants et les impôts directs seront répartis entre les différents Etats qui pourront faire partie de cette Union, proportionnellement au nombre de leurs habitants …. Le recensement sera effectué dans les trois ans qui suivront la première réunion du Congrès, et ensuite tous les dix ans, de la manière qui sera fixée par la loi. Le nombre des représentants n’excédera pas un pour trente mille habitants, mais chaque Etat aura au moins un représentant …. Le Sénat des Etats-Unis sera composé de deux sénateurs pour chaque Etat, choisis pour six ans par la législature de chacun.
»
Cette Constitution a été amendée plusieurs fois, selon des règles qu’elle a elle-même posée, mais elle est toujours en vigueur.

Adopter une Constitution à l’américaine, sans les problèmes des esclaves et des Indiens, est le but d’une bonne partie des états généraux, autoproclamés Assemblée constituante. La nuit du 4 août 1789, les privilèges sont abolis sans état d’âme. Mais le même mois d’août, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait problème. Condorcet, qui fut adjoint de Turgot, la juge fort incomplète. Elle s’adresse à l’humanité entière, sur un ton messianique. Mais quid du droit de cité ? des femmes ? des Noirs ? et de la possibilité de révision ? La mention de « l’Etre suprême » est fort discrète et les appartenances religieuses sont reléguées au rang de simples opinions :

« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme. …
En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Etre Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen.
Article premier – Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.…
Article 3 – Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. …
Article 6 – La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. …
Article 10 – Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.
»

La guerre contre l’Eglise

La crise financière, qui a provoqué la convocation des Etats généraux, est aggravée par la démagogie ambiante. L’Assemblée constituante supprime les dîmes dès le 11 août 1789. Où trouver l’argent ? Talleyrand, évêque d’Autun, propose le 10 octobre d’affecter l’ensemble des biens d’Eglise au paiement de la dette nationale. Le clergé sera pensionné et doté. La nation se chargera de l’assistance, de l’instruction, des frais du culte. L’Assemblée s’engage dans cette voie : elle nationalise les biens du clergé le 2 novembre, supprime les ordres religieux le 13 février 1790. Le 14 avril, l’assignat, couvert par la masse des biens ecclésiastiques, reçoit le caractère de monnaie légale, avec cours forcé. Insensible à l’agitation qui gagne les provinces, l’Assemblée s’obstine et vote la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790).

Courte parenthèse, le 14 juillet, la fête de la Fédération est célébrée au Champ-de-Mars. Une messe est dite par Talleyrand. La Fayette, capitaine de la garde nationale parisienne, puis Louis XVI prêtent serment : « Je jure de … maintenir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale… » Le drapeau de la jeune République américaine est déployé et acclamé.

Préparée sans concertation avec Rome, la Constitution civile du clergé dispose que les évêchés coïncideront avec les départements et qu’évêques et curés seront des fonctionnaires publics payés par l’Etat, devant à ce titre lui prêter serment. C’est faire de Louis XVI un nouvel Henry VIII. Le schisme déchire prêtres « jureurs » et « réfractaires ». La population y est entraînée à son corps défendant, précisément lors des mariages, baptêmes ou sépultures, selon qu’elle s’adresse – ou répugne à s’adresser – à un prêtre de l’un ou l’autre camp. Un décret du 22 mars 1791 soumet les maîtres d’école au même serment que les curés. Louis XVI, en plein désarroi, alterne veto et concessions, mais la fuite à Varennes lui fait perdre son crédit (21 juin 1791).

L’Assemblée législative se réunit en septembre. On met en chantier l’état civil, mais on hésite à retirer au clergé constitutionnel sa principale fonction. Dans son « Projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique » (20 et 21 avril 1792), Condorcet propose un système éducatif séparé de toute influence religieuse : il est « rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux. Chacun d’eux doit être enseigné dans les temples, par ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur croyance, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors, sans répugnance, envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux. Et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l’éclairer et de la conduire ». Mais la déclaration de guerre (20 avril 1792) étouffe son discours. L’Assemblée a d’autres priorités : entraînée par l’éloquence de Danton, elle s’enflamme contre la Cour, contre l’Eglise, contre l’Europe. Un dernier veto de Louis XVI (11 juin) s’oppose à la déportation des prêtres réfractaires. Le manifeste de Brunswick (25 juillet) sème la panique à Paris. La monarchie est abolie (10 août) et les prêtres réfractaires massacrés (2 et 3 septembre). Se séparant pour laisser place à la Convention et liquidant son ordre du jour, l’Assemblée Législative institue enfin l’état civil, qui « naît dans une tragédie : le trône renversé, la patrie en danger, les massacres de l’Abbaye. Deux lois du 20 septembre font sortir de cette convulsion révolutionnaire les institutions fondamentales du nouveau droit civil : l’état civil, le mariage en mairie et, dernier défi, le divorce (7) ».
Le transfert des registres catholiques de la paroisse à la municipalité s’accompagne d’une précision qui se veut apaisante : « l’Assemblée nationale, après avoir déterminé le mode de constater désormais l’état civil des citoyens, déclare qu’elle n’entend ni innover ni nuire à la liberté qu’ils ont tous de consacrer les naissances, mariages et décès par les cérémonies du culte auquel ils sont attachés, et par l’intervention des ministres de ce culte ». Vous pouvez faire baptiser vos enfants, si vous faites enregistrer leur naissance à la mairie. La laïcité républicaine et la République sont sœurs jumelles, nées dans la douleur. C’est, pour Jean Jaurès, « la mesure la plus révolutionnaire de la Révolution ».
Valmy, le même jour, sauve la République, mais la guerre continue. S’ensuivent la dictature, l’exécution de Louis XVI, la Terreur. Les Girondins sont arrêtés puis guillotinés (31 octobre 1793), Malesherbes et Condorcet sont décrétés d’accusation. Le premier sera guillotiné le 22 avril 1794, le second s’enfuit puis se suicide (28 mars), en laissant à la postérité ses idées sur « les progrès futurs de l’esprit humain » :

« Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme. Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-américains ? ».

Pour l’heure, l’acharnement anticatholique verse dans la caricature. Gilbert Romme fait adopter le calendrier républicain, qui fait illusion grâce à l’inspiration poétique du délicat Fabre d’Eglantine. Le 18 floréal (6 juin 1794), Robespierre fait proclamer que « le peuple français reconnaît l’existence de l’Etre Suprême et l’immortalité de l’âme. Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être ». Il organise une telle fête le 20 prairial, sept semaines avant le 9 thermidor (27 juillet 1794).

Les victoires aidant, la Révolution porte son message – liberté, égalité, fraternité, système métrique, état civil laïque, émancipation des Juifs – au-delà des frontières. La Convention thermidorienne, confrontée à de nombreuses demandes de réouverture d’églises, doit reconnaître la liberté des cultes et tolérer les prêtres réfractaires, en concurrence avec le clergé constitutionnel déconsidéré. Mais le Directoire se déchaîne contre l’Eglise. Il demande à Bonaparte, chef de l’armée d’Italie, de détruire l’Etat pontifical pour faire « chanceler la tiare au prétendu chef de l’Eglise universelle ». Une lettre ultérieure proclame que « la religion romaine sera toujours l’ennemie irréconciliable de la République », lui recommande « de détruire, s’il est possible, le centre d’unité de l’Eglise romaine » et « d’éteindre le flambeau du fanatisme ». Au début de 1798, les troupes françaises occupent Rome. Le pape Pie VI est arrêté, amené à Valence, où il meurt en août 1799. Le conclave se déroule à Venise, où Pie VII est élu le 14 mars 1800.

Parallèlement, les lois d’exception de septembre 1797 tentent d’imposer aux prêtres un serment de « haine à la royauté et à l’anarchie », les réfractaires étant passibles de mort. Il s’ensuit de nombreuses arrestations, déportations et exécutions sommaires – les prêtres belges payant le plus lourd tribut. Des églises sont à nouveau dévastées. Le Directeur La Révellière-Lépeaux essaie de lancer une religion officielle naturelle, la « théophilanthropie », qui prétend réconcilier les rites religieux et les ambitions sociales de la Révolution (8). Le Directoire cherche à généraliser l’école publique au chef-lieu de canton, et tente d’imposer le culte du décadi, jour chômé à la place du dimanche. Mais la population protège les prêtres catholiques clandestins. L’échec est patent.

Le Premier Consul se présente en réconciliateur national : « Le gouvernement ne connaît plus de partis et ne voit en France que des Français. » Il décide une vaste amnistie, y compris en Vendée, et négocie le Concordat (juillet 1801). Pie VII reconnaît la République et renonce aux biens enlevés au clergé sous la Révolution. De son côté, « le Gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la plus grande majorité des Français ». Les Consuls s’engagent à faire profession de foi catholique. Le 8 avril 1802, le Concordat est complété par les « Articles organiques » unilatéraux. L’Eglise est soumise au gouvernement. Le divorce est supprimé (9), mais les registres d’état civil sont laissés à la mairie. Portalis prend grand soin de subordonner la célébration du mariage religieux à celle d’un mariage civil préliminaire. Ceux qui se passent de mariage, Bonaparte les foudroie d’un mot : « Les concubins ignorent la loi, que la loi les ignore ! »

Catholicisme et protestantisme sont apparemment mis sur le même pied de « cultes reconnus ». En fait, la France se moule dans la centralisation administrative de l’Ancien Régime, celle de l’Eglise. Les préfets dans les départements et les sous-préfets dans les arrondissements règlent toutes les affaires locales, sous la supervision de Paris. Une hiérarchie judiciaire composée de juges de paix, tribunaux, cours d’appel et Cour de cassation est instituée. Finalement la monarchie est rétablie, et ses liens avec la papauté. On change simplement de dynastie. Après l’exécution du duc d’Enghien, de nuit, le 21 mars 1804, dans les fossés du château de Vincennes, le Sénat, sollicité, offre la dignité impériale au Premier Consul, qui obtient du pape Pie VII d’être sacré à Paris, le 2 décembre 1804. Napoléon veille soigneusement à la symbolique du tableau de David : c’est lui qui couronne, et le pape est un témoin consentant à la légitimité du nouveau monarque.

Prière pour la République

Le judaïsme ne pose pas de problème aux Etats-Unis. L’Ancien Testament imprègne la culture américaine, y compris celle des Noirs. Les pionniers s’identifient volontiers aux Hébreux entrant en Terre Promise. Les communautés juives sont des sortes d’églises protestantes supplémentaires, avec une Bible particulière, comme les amish, les quakers ou plus tard les mormons et les témoins de Jéhovah. Il en va très différemment en France. Obnubilée par l’éradication de toutes les « corps intermédiaires », la Révolution, dès décembre 1789, remplace les anciennes provinces par les départements puis abolit en juin 1791 les corporations, par la loi Le Chapelier. Dans le même esprit, l’émancipation des Juifs se fait, en septembre 1791, au nom du principe énoncé par le comte de Clermont-Tonnerre : « Tout pour les Juifs comme individus, rien pour les Juifs comme nation. »

Les questions de Napoléon à l’assemblée des Notables (1806) sont suspicieuses : « La loi juive autorise-t-elle ou non la polygamie et le divorce ? Les Français sont-ils les frères des juifs ou sont-ils des étrangers ? Les juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardent-ils la France comme leur patrie ? » Les réponses, fort réfléchies, concilient habilement le peuple juif et le peuple français, et fondent le franco-judaïsme des « israélites ». Une assemblée de rabbins réunie par Napoléon, abusivement dite Sanhédrin, donna une caution religieuse (« la loi de l’Etat est la loi »). On rédigea une fort belle prière « pour l’Empereur », adaptée aux régimes ultérieurs10, qui continue d’être dite dans les synagogues. Rien n’empêcherait, d’ailleurs, de l’étendre aux autres cultes et de la faire commenter à l’école laïque :
« Dieu Eternel, Maître du monde, ta Providence embrasse les cieux et la terre ; la force et la puissance T’appartiennent ; par Toi seul tout s’élève et tout s’affermit. De Ta demeure sainte, ô Seigneur, bénis et protège
LA REPUBLIQUE FRANÇAISE ET LE PEUPLE FRANÇAIS.
– Amen.
Que la France vive heureuse et prospère ; qu’elle soit forte et grande par l’union et la concorde.
– Amen
Que les rayons de Ta lumière éclairent ceux qui président aux destinées de l’Etat et qui font régner dans notre pays l’ordre et la justice.
– Amen
Que la France jouisse d’une paix durable et conserve son rang glorieux au milieu des nations.
– Amen
Accueille favorablement nos vœux ; que les paroles de nos lèvres et les sentiments de notre cœur trouvent grâce devant Toi, ô Seigneur, notre Créateur et notre Libérateur.
– Amen.
»

Pleins de gratitude pour l’émancipation, les juifs de France acceptèrent volontiers ce modèle « assimilationniste », qui fit ressembler les synagogues aux églises et les grands rabbins aux évêques, mais qui fut très critiqué par les juifs orthodoxes. Les juifs d’Europe centrale et orientale, ainsi que ceux de l’Empire ottoman et du Maghreb, firent progressivement de Paris, concurremment avec New York, l’Eldorado de leurs rêves d’émigration.

Egalité et Liberté

Tandis que l’Angleterre cultive l’inégalité, conserve son aristocratie foncière et ses marins, transforme ses prolétaires de la terre en prolétaires de la mine et de la manufacture, et envoie son surplus démographique courir le monde, la France de la Révolution privilégie l’égalité sur la liberté. Cela débouche sur le monde de Balzac, fait de petits-bourgeois soucieux d’épargne et d’ascension sociale. L’Amérique, elle, cherche à concilier égalité et liberté, comme s’en émerveille Alexis de Tocqueville (De la démocratie en Amérique, 1835). Voilà comment le père dominicain Henri Lacordaire (11), qui lui succéda à l’Académie française en 1861, résume son analyse :
« … M. de Tocqueville crut voir que l’Europe, et la France en particulier, s’avançait à grands pas vers l’égalité absolue des conditions, et que l’Amérique était la prophétie et comme l’avant-garde de l’état futur des nations chrétiennes. Je dis des nations chrétiennes, car il rattachait à l’Evangile ce mouvement progressif du genre humain vers l’égalité ; il pensait que l’égalité devant Dieu, proclamée par l’Evangile, était le principe d’où était descendue l’égalité devant la loi, et que l’une et l’autre, I’égalité divine et l’égalité civile, avaient ouvert devant les âmes l’horizon indéfini où disparaissent toutes les distinctions arbitraires, pour ne laisser debout, au milieu des hommes, que la gloire laborieuse du mérite personnel. …
Aux Etats-Unis, l’égalité n’est pas seule ; elle s’allie constamment à la liberté civile, politique et religieuse la plus complète. Ces deux sentiments sont inséparables dans le cœur de l’Américain, et il ne conçoit pas plus l’égalité sans la liberté que la liberté sans l’égalité …. L’esprit américain, tel qu’il apparaissait à M. de Tocqueville, se résume dans les qualités ou plutôt dans les vertus que je vais dire.
L’esprit américain est religieux.
Il a le respect inné de la loi.
Il estime la liberté aussi chèrement que l’égalité.
Il place dans la liberté civile le fondement premier de la liberté politique.
C’est juste le contre-pied de l’esprit qui entraîne plutôt qu’il ne guide une grande partie de la démocratie européenne. Tandis que l’Américain croit à son âme, à Dieu qui l’a faite, à Jésus-Christ qui l’a sauvée, à l’Evangile qui est le livre commun de l’âme et de Dieu, le démocrate européen, sauf de nobles exceptions, ne croit qu’à l’humanité, et encore à une humanité fictive qu’il a créée dans un rêve. Ce rêve est à la fois son âme, son Dieu, son Christ, son Evangile, et il ne pense à aucune autre religion, si ancienne et si révérée soit-elle, que pour la persécuter et l’anéantir, s’il le peut. L’Américain a eu des pères qui portaient la foi jusqu’à l’intolérance ; il a oublié leur intolérance et n’a gardé que leur foi. Le démocrate européen a eu des pères qui n’avaient point de foi, mais qui prêchaient la tolérance ; il a oublié leur tolérance et ne s’est souvenu que de leur incrédulité. L’Américain ne comprend pas un homme sans une religion intime, et un citoyen sans une religion publique. Le démocrate européen ne comprend pas un homme qui prie dans son cœur, et encore moins un citoyen qui prie en face du peuple.
La même différence se retrouve en ce qui concerne la loi. L’Américain, qui respecte la loi de Dieu, respecte aussi la loi de l’homme, et, s’il la croit injuste, il se réserve d’en obtenir un jour l’abrogation, non par la violence, mais en se faisant une arme pacifique et sûre de tous les moyens de persuasion que l’homme porte avec lui dans son intelligence, et des moyens plus puissants encore qu’il peut tenir d’un dévouement éprouvé à la cause de la justice. Pour le démocrate européen, et je le dis toujours avec les exceptions nécessaires, la loi n’est qu’un arrêt rendu par la force et que la force a le droit de renverser. Fût-ce tout un peuple qui lui eut donné son assentiment et sa sanction, il professe qu’une minorité, ou même un seul homme, a le droit de lui opposer la protestation du glaive et de déchirer dans le sang un papier qui n’a d’autre valeur que l’impuissance où l’on est de le remplacer par un autre. Il proclame hardiment la souveraineté du but, c’est-à-dire la légitimité absolue et supérieure à tout, même au peuple, de ce que chacun estime au-dedans de soi être la cause du peuple. L’Américain, venu d’une terre où l’aristocratie de naissance eut toujours une part considérable dans les affaires publiques, a rejeté de ses institutions la noblesse héréditaire et réservé au mérite personnel l’honneur de gouverner. Mais, tout en étant passionné pour l’égalité des conditions, soit qu’il la considère au point de vue de Dieu, soit qu’il la juge au point de vue de l’homme, il n’estime pas la liberté d’un moindre prix, et, si l’occasion se présentait de choisir entre l’une et l’autre, il ferait comme la mère du jugement de Salomon, il dirait à Dieu et au monde : Ne les séparez pas, car leur vie n’en fait qu’une dans mon âme, et je mourrai le jour où l’une mourra. Le démocrate européen ne l’entend pas ainsi. À ses yeux, l’égalité est la grande et suprême loi, celle qui prévaut sur toutes les autres et à quoi tout doit être sacrifié.
»
Si Lacordaire parle dans ce texte de démocrate « européen » et non français, c’est que nous sommes en 1861, et que le Second Empire, celui de Napoléon III, n’a rien à envier, quant aux libertés publiques, à l’Empire austro-hongrois et à la Prusse, dont l’affrontement à Sadowa (1866) va ouvrir la voie au Deuxième Reich, celui de Bismarck, proclamé à Versailles en 1871.

L’état civil laïque était né le jour de Valmy, l’école laïque naît après Sedan. De 1879 à 1882, Jules Ferry et Paul Bert font voter les lois établissant la gratuité de l’enseignement primaire, puis l’obligation imposée au père de famille d’envoyer ses enfants à l’école de 7 à 13 ans, enfin la laïcité des locaux et des programmes scolaires. Le Tour de France de deux enfants (1877) devient le livre de lecture courante. La scolarisation des filles se fait avec retard mais progresse, Camille Sée crée les lycées de filles en 1880. Dans sa « Lettre aux instituteurs » du 17 novembre 1883, Jules Ferry applique à la lettre le projet de Condorcet : « La loi … met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier, d’autre part elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école …. Il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul » C’est l’apogée du « hussard noir de la République », souvent secrétaire de mairie, à l’idéal laïc et républicain, libéral et rationaliste, c’est « la gloire de mon père », celui de Marcel Pagnol.

La Bible au programme

Quelles sont donc les bases de ces « règles élémentaires de la vie morale » ? Jules Ferry élude, citant « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques ». Mais il « envoie la liste complète des traités d’instruction morale et civique qui ont été, cette année, adoptés par les instituteurs dans les diverses académies ». Voilà bien le problème. Nous n’avons pas tenu à jour cette liste de traités, nous appelons cela « démission ». Celle des parents, celle de l’école, celle de l’Etat ont laissé le champ libre aux médias.

Les rapports et les commissions sur « le fait religieux » ou sur « la crise de la laïcité » n’ont de sens que s’ils recommandent de rédiger ces traités d’instruction morale et civique pour les instituteurs, pardon, pour les professeurs des écoles. Pour faire comprendre aux enfants de nos écoles, collèges et lycées, la chance qu’ils ont d’habiter un Etat développé et une démocratie, qui, selon le mot de Churchill, est le plus mauvais des systèmes à l’exception de tous les autres, pour leur faire comprendre aussi la responsabilité qu’ils ont s’ils veulent perpétuer cette chance et l’étendre à tous les enfants du monde, il faudra commencer par le commencement, c’est-à-dire par la Bible dans ses diverses versions, avec ses commentaires ou paraphrases, y compris contestataires, talmudiques, évangéliques, coraniques, voltairiens… Les Dix Commandements devraient faire partie de la culture générale en France, et chacun devrait savoir que les numérotations juive et chrétienne diffèrent. Il faudra mobiliser toutes les ressources apportées par le xxe siècle, en particulier le cinéma et l’informatique. L’abondance et la longueur des citations de cet article n’auraient pas été possibles sans Internet et le moteur de recherches Google. Le cinéma américain a de quoi alimenter tous les enseignements civiques, moraux, politiques et religieux qu’on voudra (12).

Comment mieux commenter « Tu ne tueras pas » que par Le train sifflera trois fois ou Qui a tué Liberty Valance ? Comment mieux comprendre un système judiciaire qu’avec Douze hommes en colère ? De nombreux films évoquent des épisodes bibliques : Les Dix Commandements, Samson et Dalila, David et Bethsabée, Salomon et la Reine de Saba, dont on pourra comparer les scénarios aux textes originaux… Un serment officiel ? Demandons-nous pourquoi en France il ne se fait plus sur la Bible, et aux Etats-Unis, si. Un mariage ? Demandons-nous qui marie. Un curé, un pasteur, un maire, un juge, un notaire ? Quelles questions pose-t-il ? :
« Roméo, ici présent, acceptes-tu de prendre Juliette, ici présente, pour épouse ?…
Juliette, ici présente… ».
Comparons les questions et les réponses avec celles de la Genèse (3, 11 à 13) : « Femme, as-tu mangé de l’arbre ?
– J’ai mangé.
– Et toi Adam ?
– J’ai mangé. »
Et si c’est un rabbin qui officie (en Amérique, le monde juif n’est pas absent des écrans), comment cela se passe ? Quant à la presse people et aux séries télévisées, elles sont une source inépuisable de commentaires sur les frontières de la vie privée et de la vie publique, et sur les institutions civiles, juridiques et politiques. Voilà où les professeurs d’aujourd’hui peuvent trouver « ces mille prétextes qu’offrent la classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l’enfant » dont parlait Jules Ferry.

Laïcité et relativisme

Un conflit théologique oppose depuis l’origine la République française aux Etats-Unis d’Amérique, les droits de l’homme et du citoyen aux droits des Etats légitimes. Ce conflit porte aujourd’hui sur la lutte contre le terrorisme et contre les attentats-suicides, sur le conflit israélo-palestinien, la Cour pénale internationale, le changement climatique, les OGM, les sectes, la peine de mort, les prisonniers de Guantanamo… Pour clarifier ses positions, et pour mettre sa marque à d’autres « Unions », l’Union européenne et l’Organisation des Nations unies, la France doit résoudre son complexe vis-à-vis de la Bible. La laïcité doit l’y aider, au lieu de la paralyser.

Le catholicisme est partie intégrante de l’identité de la France ; ses églises appartiennent à son paysage et ses fêtes à sa culture. Né de la confrontation entre le peuple juif et la civilisation gréco-romaine, le catholicisme s’est d’abord séparé du christianisme orthodoxe, puis des courants réformés. La violence des affrontements entre chrétiens a conduit la France au principe de laïcité. Mais le risque de la laïcité, c’est le « relativisme », issu d’une lecture mal comprise de Voltaire : au pire toutes les religions sont des superstitions, au mieux toutes les cultures se valent, qui appellent la tolérance réciproque. C’est ce que combattait Alain Finkielkraut dans La Défaite de la pensée (Gallimard, 1987). Sous prétexte d’objectivité et de respect mutuel, on en arrive à s’abstenir de tout jugement, à considérer comme équivalents tous les témoignages d’une culture particulière. Ce faisant, on renonce à définir des valeurs universelles.

Bonaparte a flanqué les évêques d’un préfet, Jules Ferry a flanqué les curés d’un instituteur. Mais les Français ont continué de croire que la religion est affaire de croyance et de foi. Or les religions ne sont ni des opinions, ni des « confessions » interchangeables ; le fait religieux n’est pas différent du fait politique, dont l’histoire doit être enseignée. Jérusalem est-elle ainsi « la ville sainte de trois religions » ? Non, Jérusalem est d’abord, selon la Bible hébraïque (Livre des Rois), la ville où Salomon bâtit le Temple, sur les ruines duquel les juifs, retour de Babylone, en reconstruisirent un second (Livres d’Ezra et de Néhémie). C’est ensuite la ville d’où Jésus « chasse les marchands du Temple » (Jean 2, 13-25) et où se situent les épisodes de la Passion rapportés dans les Evangiles. C’est la ville prise par Titus en 70 après Jésus-Christ. C’est enfin, mais c’est controversé, la ville non nommée de la sourate 17 où le Prophète situe son « voyage nocturne » et où il aperçoit une « mosquée lointaine » (al-Aqsa). Le Temple de Salomon ?

Confrontée à l’islam comme elle le fut au judaïsme, la laïcité française doit reposer, non pas sur la seule tolérance, mais sur la connaissance et sur le droit. Le droit de résidence et le droit de cité s’acquièrent et l’Etat est légitime à imposer des conditions. S’établir en France, c’est reconnaître le non-musulman ; c’est aussi reconnaître le droit des musulmans à quitter l’Islam ; c’est enfin reconnaître la liberté et les droits de la femme, son droit à divorcer, à contracter mariage avec qui on lui semble. C’est aussi distinguer les musulmans français et étrangers, comme il y a des juifs français et étrangers. Il n’y a aucun mal à être étranger en France. Mais avoir la nationalité française, c’est aussi avoir le droit de vote, donc participer à l’élaboration de nouvelles lois ou à la modification des anciennes. Entre autres lois, celles de l’acquisition de la nationalité. Si le port du voile islamique est manifestement une affirmation d’identité respectable, qui relève des libertés publiques, comme celui du turban sikh ou de la kippa juive, il devrait être évident que des règlements et usages vestimentaires particuliers régissent des lieux particuliers, tels que les écoles ou les lieux de culte, ou des fonctions particulières, tels que les policiers ou les infirmières. La République française est parfaitement en droit de considérer que le port habituel du foulard est un élément défavorable à l’acquisition de la nationalité française . Mais inversement Brunswick ne menace plus Paris. La patrie n’est plus en danger. Il est temps de réhabiliter les Girondins et de rétablir de la diversité dans la République. Une bonne partie des problèmes français vient de l’abaissement des « corps intermédiaires » et du goût pour l’uniformité. Nos pouvoirs régionaux et nos syndicats sont aussi faibles les uns que les autres. L’extrême difficulté à décentraliser quoi que ce soit, la manie de tout faire remonter au pouvoir central, de légiférer à tout bout de champ, sont parfaitement ridicules. Expliquons le principe de subsidiarité, cher à l’Union européenne, et appliquons-le à la France. Conservons à l’Alsace et à la Moselle leur particularisme religieux et ne faisons pas du « communautarisme » un épouvantail ; il est naturel que des gens ayant des habitudes alimentaires, culturelles, religieuses communes se groupent dans le même voisinage, dès lors qu’ils respectent la loi commune. L’important est de lutter contre les « ghettos », les féodalités, les « Etats dans l’Etat », voire les mafias. Les Chinatowns sont des richesses pittoresques, si chacun peut y entrer et en sortir librement.

Nous devons à la Bible hébraïque la semaine de sept jours et le dénombrement fiscal, à l’Empire romain le calendrier et l’année bissextile, à l’Eglise catholique les registres de baptêmes, mariages, sépultures. Les Etats-Unis ont systématisé le recensement et la liste électorale, la République française a codifié l’état civil. L’informatique ouvre aujourd’hui des horizons prodigieux. Nous pouvons imaginer, dans quelques générations, un monde d’Etats de droit, dotés chacun d’un état civil, gérant les migrations internationales, peuplés de six à dix milliards de Terriens sachant lire et écrire, ayant accès à des cartes de crédit, commerçant grâce à un système monétaire international convenablement régulé et disposant d’une protection sociale minimale contre les aléas de l’existence. Sans doute reste-t-il beaucoup à faire pour doter de structures étatiques stables et reconnues, faisant régner l’ordre et la justice, les Etats issus de la décolonisation et ceux issus de la décomposition du bloc soviétique, tout comme l’Angola, la Somalie, le Kosovo, l’Afghanistan, l’Algérie, la Palestine…. et simultanément inventorier les besoins mondiaux d’alimentation, de santé et d’éducation et mesurer les moyens humains, matériels, financiers, que les pays riches devront consacrer aux pays pauvres et aux peuples sans Etat, ainsi qu’à la résorption des camps de réfugiés, qui sont la honte de l’humanité.

Commençons par mettre de l’ordre dans nos propres budgets et système de sécurité sociale, et discutons, dans les chancelleries et les universités, avec nos partenaires de l’Union européenne, avec les Etats-Unis et tous les autres pays, sur la stratégie à adopter pour commencer à nous rapprocher de cet objectif.

Il n’y a qu’un seul Dieu mais son Nom est imprononçable. Il n’y a qu’un seul Genre humain, mais il y a beaucoup de peuples et beaucoup de langues. Il y a aussi beaucoup de pays, mais tous n’ont pas encore un Etat, encore moins un Etat de droit.
A quoi reconnaît-on un Etat de droit ? à l’indépendance des juges, au respect de l’Habeas Corpus et de l’identité de chacun. Qu’est-ce que l’identité ? Le droit de porter le nom de son père. Avons-nous un seul père ? Chacun n’a qu’un seul père biologique, mais il arrive que le père biologique ne soit pas le père légitime.

Au païen qui lui demandait de résumer la Loi le temps qu’il se tienne sur un seul pied, Hillel répondit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. Pour le reste, va, et étudie. »

Notes

(1). Le cas rendu public de Jean-Marie Périer, fils légitime de François Périer et fils biologique d’Henri Salvador, ne doit pas être le seul.
(2). Lama sabbactani, en araméen dans le texte.
(3). Raoul Vaneigem : La Résistance au christianisme : les hérésies des origines au xviiie siècle, Fayard, 1993.
(4). Dite marcionisme, du nom de Marcion, né à Sinope sur la mer Noire, expulsé de la « Grande Eglise » en 144, et contre lequel le Carthaginois Tertullien (mort vers 222), premier écrivain chrétien de langue latine, définit le canon des Ecritures, Ancien et Nouveau Testament.
(5). France Gall.
(6). Communication de Benoît Fleury, Paris II Assas, au colloque Turgot de Caen, 14-16 mai 2003.
(7). Jean Carbonnier, Population, n° 3, INED, 1992.
(8). De la même façon, plusieurs Etats d’Amérique latine songeront à adopter le positivisme d’Auguste Comte comme religion officielle. Le drapeau du Brésil porte toujours la devise « Ordem e progresso ».

© Passages, n° 130-131, décembre 2003-janvier 2004, titrée ”La saga de la laïcité”.

4 ré:ponse à “Laïcité : de quoi parlons-nous ?”

  1. LG a écrit :

    “Nous devons à la Bible hébraïque la semaine de sept jours”
    Ah bon ?

  2. Michel Louis Levy a écrit :

    Votre étonnement m’étonne.
    Quel autre texte, d’ancienneté comparable, attache une telle importance à la séparation du septième jour ? Il y a la Création du Monde, puis le Quatrième Commandement des Tables de la Loi, puis des répétitions insistantes (Exode 16, 26, Lévitique 23, 1-3, etc…) ?

  3. LG a écrit :

    Merci pour vos références qui ne vont pas manquer d’enrichir mes sources.
    Mon étonnement était double :
    - La Bible a constaté un état de fait qui est que la semaine existait au moment de son écriture. Quand ?
    Est-elle pour autant à l’origine de la diffusion de la notion de semaine ? A prouver.
    - Je ne pense pas que les Hébreux aient inventé la semaine de 7 jours.
    Il ne me reste plus qu’à l’établir. J’y travaille, j’y travaille.

  4. Michel Louis Levy a écrit :

    Mon roman ” La Révélation” est précisément consacré à cette question. J’y fais de < < Moïse l’inventeur égyptien de l’alphabet de 22 lettres ordonnées et de la semaine de 7 jours, qui, déçu de n’avoir imposé ni cet alphabet ni le Chabbat à l’administration pharaonique, attachée à ses hiéroglyphes, met en chantier la Torah et charge ses partisans d’en expérimenter l’application de l’autre côté du Désert.>>
    Voir mes deux “leçons de théologie”. Dans mon idée, la pratique de la semaine préexiste à son “écriture” et sa diffusion va précisément de pair avec celle de cette écriture. Dans un premier temps, elle n’est pas “synchronisée”.

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