Déchiffrer la démographie, première édition
Syros - Alternatives économiques, 1990
Conclusion p. 231-235
Par un étrange sortilège, étant devenus les plus heureux des hommes, nous nous sommes persuadés que nous étions les plus malheureux. Jamais pourtant notre vie n’a été si longue, nos douleurs si réduites, nos commodités si étendues, nos libertés si grandes, qui nous ouvrent des possibilités naguère inconcevables, d’ubiquité, de déplacement, et de satisfactions variées, y compris pour la sexualité et la procréation.
Production, reproduction, cohésion
C’est un avantage inouï de vivre aujourd’hui plutôt qu’à toute époque antérieure de l’histoire. Le phénomène fondateur du monde moderne est en effet le recul de la mort. Ce succès inespéré, qu’aucun utopiste, révolutionnaire, visionnaire, n’aurait osé imaginer, concerne progressivement toute l’espèce humaine. A ce titre, il peut être qualifiée d’anthropologique, comme d’autres avancées antérieures de l’espèce, telles que les abolitions de l’anthropophagie, des sacrifices humains, de l’esclavage ou de la peine de mort. Mais on peut le qualifier également de bénédiction.
Comme les précédents progrès anthropologiques avaient accompagné des progrès des techniques de production et d’échange, en particulier les inventions de l’agriculture, de l’élevage, et de la monnaie, celui-ci a accompagné la révolution industrielle, et aujourd’hui les progrès des techniques de communication, téléphone, radio, télévision, informatique. Pour retrouver des avancées de cette ampleur, il faut remonter aux inventions du langage articulé, de l’alphabet, de l’imprimerie, qui ont bouleversé en leur temps les conditions mêmes de l’exercice de la pensée de l’Homme, parce qu’elles modifient la perception du Temps, de l’Espace, de la Vie, de l’Identité, du Langage.
Les révolutions démographique et industrielle ont eu pour conséquences de permettre une croissance fantastique des effectifs humains, de leurs productions, consommations et relations, tout en rendant moins contraignantes les nécessités de la reproduction, ce qui a permis de redistribuer différemment les rôles des hommes et des femmes.
Le Genre humain est unique, mais il a deux modalités : le genre masculin et le genre féminin. Chaque société humaine se caractérise par la façon dont elle organise d’une part les fonctions de production, de reproduction et de cohésion, d’autre part ses relations commerciales, culturelles, et sexuelles avec les autres sociétés humaines. Chaque pays, selon son organisation politique et économique, sa cohésion sociale, sa religion ou son idéologie dominante, ses problêmes diplomatiques, s’adaptera plus ou moins vite, plus ou moins commodément, à ces évolutions, par la croissance économique, les migrations extérieures, la diplomatie et la politique. La France, qui a donné au monde la Déclaration des Droits de l’Homme, a d’exaltantes responsabilités à assumer pour lui proposer quelques compléments, portant sur le droit d’identité, le droit d’asile, le droit de libre mariage, le droit d’adoption, et le droit d’ingérence, quand les Droits de l’Homme sont violés.
Bien sûr, il nous reste à résoudre les problèmes que Condorcet désignait au seuil de la Dixième époque des progrès de l’esprit humain : ” la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin le perfectionnement réel de l’homme “. Comme lui, et avec deux siècles d’expérience en plus, nous avons la preuve que la raison peut améliorer indéfiniment le bonheur de l’homme, que l’essentiel est d’en répandre les lumières, mais que, pour cela, des conditions politiques doivent être remplies. Comme lui, nous comptons sur l’éducation, dite aujourd’hui formation, pour mettre le corps social en état de bénéficier des progrès disponibles. Et comme lui, nous nous inquiétons de ce qu’il appelait l’enthousiasme, et que nous désignerions par démagogie, utopie, fanatisme, affolements de toutes sortes dont il fut en effet victime.
L’autorité de l’Etat
On va répétant que la crise de la famille, le chômage, et le déficit de la Sécurité sociale sont des maux inévitables, qu’il n’y a pas de “solutions miracles”. Allons donc ! Non seulement il y en a, mais elle sont parfaitement connues. L’informatique offre aujourd’hui des moyens de calcul et d’administration hier inaccessibles. La génétique permet désormais des moyens de preuve qui permettront de rendre justice aux femmes, en mettant en échec les faussaires de la filiation. Utiliser ces moyens avec discernement, dans le respect des libertés publiques et de la paix civile, dépend, comme d’habitude, de la volonté du législateur, de la prudence du juge, mais surtout de l’affirmation de l’autorité de l’Etat devant les féodalités toujours renaissantes.
Au plan intérieur, un but à atteindre serait de consolider, c’est à dire de rendre cohérents, d’une part l’état civil, l’état fiscal et l’état social des citoyens, d’autre part l’impôt progressif sur le revenu, les impôts locaux, et le financement des allocations familiales et sociales. En particulier, les cotisations patronales, dont la nature juridique de “salaire différé” est obscure, devraient être progressivement supprimées, et redistribuées en salaires direct, cotisations salariales, et impôts sur le revenu, dont le calcul peut faire intervenir le patrimoine. Nos députés sont là pour délibérer sur l’impôt.
Pour la politique étrangère, il faut retrouver la philosophie des Lumières, hostile à tous les cléricalismes, favo-rable à la libération des opprimés, y compris les femmes, premières vic-times de l’obscurantisme. Il faut avoir confiance en les bienfaits de l’instruction. La France doit convaincre l’Europe de prendre l’initiative d’un vaste “plan Marshall de l’éducation”, en commençant par négocier, sur le modèle du G.A.T.T., un code mondial de bonne conduite linguistique, visant à sauvegarder le principal capital culturel de l’humanité, l’ensemble de ses langues.
Des milliards de noms
Mais surtout l’Europe doit s’attaquer au seul vrai problème, celui du système monétaire international. Nos moyens de communication sont tels que les zones d’échange de marchandises, de capitaux et d’information s’étendent aujourd’hui au monde entier. L’interdépendance économique et politique du Genre Humain est en passe de devenir absolue. Depuis que le dollar n’en est plus le seul centre reconnu, depuis que les transferts de capitaux se font instantanément et ne déplacent plus que quelques mémoires d’ordinateurs reliés par ondes hertziennes, le monde est pris de vertige. Nous avons les moyens techniques de ficher cinq milliards de noms, nous numérotons bien les livres du monde entier. Simplement pour donner une carte de crédit à tout Homme de la planète, il faut que chacun soit nommé, et soit protégé contre les risques d’erreur et d’homonymie, il faut que chaque pays ait les moyens d’un état civil convenable.
Et les peuples sans terre, les apatrides, fugitifs et autres rebelles à leur gouvernement ? Pour eux, il faut taxer la circulation des capitaux, et donner les moyens nécessaires aux organisations internationales adéquates, comme les Nations Unies, l’Eglise catholique, la Croix Rouge internationale, ou Amnesty international, et toutes celles qu’il faudra créer ou réinventer, comme celle du “passeport Nansen” de la Société des Nations, ou le Tribunal de Nuremberg, pour juger les crimes contre l’Humanité, et les gouvernements despotiques.
La modernité, ce n’est pas la fin des guerres, ni la fin de l’injustice, ni la fin de la faim. Ce n’est pas encore l’arrivée du Messie. Mais c’est un sacré pas en ce sens. Le recul de la mort, la transition démographique, la montée de l’intelligence préfigurent la Liberté, l’Unité, l’Unicité du Genre Humain, proclamées au mont Sinaï, il y a trente-trois siècles.
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