Qui paye ce qui est gratuit ?

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Combien la Sécu a-t-elle d’ayant-droits ?

Le groupe familial, 1994, n° 144-7/94, p. 21-26
L’Ecole des parents

Devoirs, devoir.

Que doit-on à qui ? Quand un enfant fait ses “devoirs”, sans doute se sent-il une “dette”, plus ou moins imposée et acceptée, envers ses parents et maîtres, qui lui “donnent” la vie et l’éducation. Quand un citoyen fait son “devoir”, militaire ou fiscal, sans doute se sent-il une “dette”, plus ou moins imposée et acceptée, envers l’Etat qui lui “donne” sa protection et lui dispense informations et sécurité.

Les juristes des finances publiques ont théorisé les différentes façons dont l’Etat fait rémunérer ses services. On distingue par exemple, les services “divisibles”, comme les communications postales ou téléphoniques, qu’il est possible de taxer à l’unité, et les services “indivisibles,” comme la sécurité publique, dont le coût oblige à des “contributions”, calculées par tête ou sur le patrimoine, le revenu ou la dépense des citoyens qui en bénéficient. Ces distinctions relèvent de l’université, et l’école est silencieuse à ce sujet. Mis à part quelques allusions dans les cours d’instruction civique, de sciences économiques et sociales et dans le tableau du ministre des Finances joint à la déclaration d’impôt - un élève puis contribuable ordinaire n’a guère d’occasion d’étudier quels services lui rend l’Etat et combien il les paye. De plus les services à paiement décalé ou centralisé par le chef de famille (électricité, téléphone, eau, chauffage, assurances…) donnent à tort aux autres membres de la famille un sentiment de gratuité propice aux gaspillages, a fortiori les services publics dont le coût n’est pas clair donnent lieu à des débats confus, qui se développent au fur et à mesure que l’Etat prétend les assurer.

Trois exemples : la route, l’école, le médecin.

Avez-vous le sentiment, ayant “emprunté” une route à pied, à cheval ou en voiture, d’avoir contracté la moindre dette à l’égard de quiconque, cantonnier, ingénieur des Ponts et Chaussées, ministre de l’Equipement ? Inculquez-vous aux enfants qui vous accompagnent le sentiment qu’ils sont partie prenante à cette dette ? Et qu’il leur faudra un jour s’en acquitter, pour que leurs propres enfants puissent, à leur tour, bénéficier du même service ? Ne devrait-il pas y avoir des professeurs, des livres scolaires et des émissions de télévision qui éclairent cette question, qui disent, par exemple, quand et comment les rois de France ont créé, développé, financé le réseau des routes nationales, quand et comment ont été institués, abolis, rétablis les octrois et péages, quelle est la part du budget de l’Etat et des prélèvements obligatoires qui sont consacrés aujourd’hui aux routes et autoroutes ?


Pour l’école, les choses sont, sinon plus simples, du moins plus concrètes. Les origines du service rendu par l’Etat se perdent moins dans la nuit des temps. Les écoles primaires, fondées par la paroisse ou la commune, sont “nationalisées” en théorie par la Révolution (Condorcet), en pratique par la IIIème République (Jules Ferry). L’extension à l’enseignement secondaire puis au supérieur a été la grande affaire des IVème et Vème Républiques. Un secteur privé (école “libre”) a été maintenu, d’où de graves conflits récurrents sur le financement des bâtiments et du corps enseignant, le choix des programmes, la nomination des professeurs, la collation des grades. Ces conflits ont au moins un mérite pour notre propos, celui de montrer qu’il y a, à propos de l’école, plusieurs réponses aux questions “qui paye quoi ?” “qui décide quoi ?” donc à la question “à l’égard de qui, en plus de leurs maîtres, les élèves contractent-ils une dette ?”

Pour la santé aussi, il y a des hôpitaux publics et des cliniques privées - et des médecins conventionnés ou non. Mais il y a une différence essentielle. Alors que l’Education nationale est devenue la partie essentielle du budget de l’Etat, à égalité avec l’Armée, la santé publique, elle, est surtout financée par la Sécurité sociale. Si les services hospitaliers apparaissent souvent “gratuits”, parce que réglés - heureusement pour les budgets des particuliers - par un “tiers payant”, les médecins et les médicaments sont d’abord payés par le patient qui est ensuite “remboursé” par une bureaucratie complexe. Et le financement n’est pas assurée par l’impôt mais par une “cotisation maladie”, prélevée à la source, sur la feuille de paye. Elle est donc indolore et fondée sur les salaires du foyer, et non pas sur les risques assurés, comme une prime d’assurance.


Comme, de plus, ces cotisations salariales servent aussi à financer toutes sortes d’autres allocations - famille, vieillesse, chômage - le poids réel des dépenses de santé sur le budget de chaque ménage en particulier est incompréhensible. Ce serait plutôt les personnes bénéficiant de coûteux traitements qui éprouvent une grande reconnaissance, une grande “dette”, à l’égard de la société qui les leur “offre”, alors que les valides et les malades ordinaires, qui ont l’impression de payer leur médecin et leur pharmacien se demandent à quoi servent les retenues figurant sur leur feuille de paye.

Charges sociales, acquis sociaux : une perversion

Dans ce dernier exemple, on voit que les dépenses sont perçues comme une charge et les remboursements comme un droit. Cette notion de “droit” est l’inverse de celle de dette. Attendre un remboursement, c’est se sentir détenteur d’une créance : la Sécurité sociale vous “doit” de l’argent, c’est elle qui a une “dette” à votre égard. Or toute dette a un “fait générateur” qui ouvre la créance. Dans le cas du médecin payé directement ou de médicaments achetés à la pharmacie, le fait générateur est clair, c’est le paiement qui ouvre le droit à remboursement. Mais dans le cas des autres prestations de Sécurité sociale, les choses sont plus complexes, par exemple pour les allocations familiales.

Là aussi, il y a bien une idée de remboursement, ou plutôt de compensation. Elever un enfant, a fortiori plusieurs, entraîne des frais que la société accepte de compenser partiellement et forfaitairement. Ce ne sont pas les dépenses dont vous devez faire preuve, c’est de votre situation de famille et de certains “devoirs” exigés, comme faire vacciner l’enfant ou l’envoyer à l’école. Le droit à allocation - et donc le sentiment de dette à votre égard - naît alors de la constatation d’un statut : vous êtes parent, vous avez droit à telle allocation, de même vous avez tel âge, vous êtes veuve, mère célibataire, locataire, étudiant, chômeur…

Nous touchons là à la principale perversion de notre temps, avoir transformé des “acquis sociaux” en “droits sociaux” : le “droit” à la santé, à l’éducation, aux congés, à un revenu minimal, etc. sans les avoir accompagnés du mode d’emploi, c’est-à-dire de la formation aux devoirs qu’impliquent ces prétendus droits, le premier de ces devoirs étant la participation à la gestion de ces droits et au moins à l’élection des gestionnaires.

Contrat et statut

L’erreur remonte à la Libération, à l’époque où la France jette les bases de l’Etat-Providence et se dote d’un système de Sécurité sociale, dont les principes essentiels n’ont été que peu amendés et restent en vigueur aujourd’hui. Un de ces principes est que le droit à la Sécurité sociale est accordé aux salariés des employeurs à jour de leurs cotisations dites “patronales”, convenues entre organisations syndicales. Ce principe a eu deux conséquences essentielles passées longtemps inaperçues :
- dans un monde où l’emploi indépendant perdait ses places fortes, non seulement il accélérait la croissance du salariat, mais il en faisait la forme d’emploi normale, moderne, naturelle, au point que nombre d’épouses d’agriculteurs, d’artisans, de petits commerçants n’eurent de cesse que d’être reconnues comme salariées de leur mari ;
- il faisait échapper au débat parlementaire l’imposition du travail, pour la confier à une confrontation entre “partenaires sociaux”, sapant ainsi la base de la démocratie, qui repose toujours sur la discussion des charges collectives par les députés.

La même époque de la Libération fut celle des grandes nationalisations et du baby-boom. Il en résulta une croissance des emplois publics, au sens large, aux dépens des emplois privés. La nationalisation des grands monopoles, électricité, gaz, charbonnages, trains (la nationalisation de la S.N.C.F. datait de 1936), la croissance considérable de la demande d’enseignement, notamment secondaire, le développement du système public de santé financé par la Sécurité sociale ont conduit à une forte croissance des emplois de l’Etat, des collectivités locales, des services et monopoles publics.

Personne ne s’aperçut qu’au lieu d’être source d’un gagne-pain pour le foyer, le travail devenait source d’un statut pour l’individu. L’emploi indépendant est le plus souvent celui d’une famille, alors que l’emploi salarié est celui d’un individu. L’emploi privé relève du contrat, l’emploi public relève du statut. La «demande d’emploi» au lieu d’être une demande de gagne-pain devenait une demande de statut.

Or le législateur de 1945, inventant à la fois le financement de la Sécurité sociale et le barême progressif et familial de l’impôt sur le revenu, avait assimilé le foyer à salaire unique à celui tirant son revenu de l’exploitation familiale. Le mari est censé gagner le revenu du ménage et l’épouse est réputée vaquer aux soins du ménage des enfants, des proches. Les cotisations sociales assises sur le salaire de l’époux couvrent aussi les maladies de l’épouse et des enfants ; l’impôt progressif modulé par le «quotient familial» taxe le niveau de vie commun de tous les membres du foyer.

Autre phénomène inaperçu : la croissance de la population salariée, induite par le plein emploi et par l’incitation au salariat, a permis, pendant une génération, celle des Trente Glorieuses, de financer aisément la Sécurité sociale. Dans un système en cours de constitution, les nouveaux assurés, en majorité jeunes, célibataires et en bonne santé, qui cotisent sans percevoir de prestation, sont plus nombreux que les chargés de famille, les vieilles personnes, et les malades. Les ministres qui décidèrent, sous la IVème République (époque d’inflation, mais ceci est une autre histoire) et les deux premiers Présidents de la Vème, des extensions successives de l’Etat-Providence à de nouvelles populations et à de nouveaux risques renvoyaient ainsi - sans contrôle démocratique et en parfaite inconscience - les problèmes de financement à la génération ultérieure, largement au delà de l’horizon habituel des hommes politiques, qui est en général de cinq ans, la durée d’une législature, et exceptionnellement de sept ans, celle d’un septennat. Ils promettaient des droits donc créaient une dette pour la société, sans que la garantie de cette dette ait été seulement étudiée.

Comptes démographiques

Aujourd’hui tout a basculé. Les demandes de salariat puis les demandes de statut ont finalement excédé les possibilités et se sont mises à alimenter le chômage. A la société de la Libération, société de plein emploi, de femmes au foyer et de familles nombreuses a succédé une société de chômage, de couples à deux salaires (et donc de doubles cotisations sociales) et de familles restreintes. Il est temps, non pas de démanteler l’Etat-Providence, mais de le rebâtir, en “mettant à plat” ces droits et ces dettes, c’est-à-dire en construisant des comptes démographiques de la Sécurité sociale, présentant sur une génération au moins une prospective des assurances maladie, vieillesse, charges de famille, chômage. Il est incroyable, scandaleux et incompréhensible que la Sécurité sociale ignore combien elle a d’ayant-droit. Impossible dans ces conditions de prévoir quoi que ce soit, ni à court terme, ni à long terme, d’où la surprise désolée qui accompagne la constatation récurrente du déficit de la Sécurité sociale et la “solution” catastrophique qui lui est à chaque fois trouvée, sous forme d’accroissement des cotisations pesant sur le premier franc, c’est-à-dire
- qui génent l’embauche donc accroissent le chômage
- et dont le poids croissant pousse à toutes sortes de fausses déclarations et statuts hybrides, faux chômeurs, cohabitants, immigrés clandestins, salariés non déclarés, c.d.d, intérimaires, stagiaires…

Ces comptes démographiques alimenteraient les débats du Parlement sur le financement non seulement de la Sécurité sociale mais aussi de l’Education nationale. Ce pourrait être un “ministre de la Population” qui les présente devant la représentation nationale et les diffuse par tous les canaux modernes., permettant à chaque foyer de faire un compte complet de ce qu’il reçoit - y compris sous forme de soins hospitaliers et d’éducation publique - et de qu’il paye, y compris sous forme de retenues à la source et d’impôts indirects. Apparaîtraient en pleine lumière les correctifs nécessaires de l’aberrant système actuel créateur de chômage : les familles modestes à deux salaires se verraient restituées les cotisations abusives qu’elles subissent, ce qui relancerait la consommation populaire, les ménages au niveau de vie élevé verraient augmenter leur quote-part, ce qui nuirait à l’épargne privée mais serait compensé à meilleurs frais par l’épargne publique. Toutes les familles bénéficieraient de la reprise de l’embauche des enfants d’âge actif.

Plutôt que de s’échiner à «créer des emplois» avec des succès limités, les pouvoirs publics seraient mieux avisés de développer le champ d’application (aux impôts locaux, par exemple) des barêmes progressifs et familiaux, avec abattement à la base, sur le modèle de l’impôt sur le revenu. Dans ce but, l’impôt proportionnel qu’est la C.S.G. n’a de sens que s’il sert de “sas” intermédiaire entre les actuelles cotisations sociales, en diminution, et les impôts progressifs, en augmentation.

Avec la meilleure volonté du monde, nous n’avons cessé, depuis les euphoriques années soixante, de déconnecter le travail de la rémunération, les droits des devoirs, les dettes des créances. Le résultat est qu’au lieu de travailler, les Français dépensent aujourd’hui leur énergie à réclamer des droits souvent fantasmés et l’administration à dépister les fraudeurs. Remettez les trains sur leurs rails, ce sera plus facile de les faire rouler à bonne allure.


La Bible hébraïque présentée, traduite (5 langues, 8 versions) et commentée sur JUDÉOPÉDIA
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