Les chiffres dans le débat social

Démographie et politique Ajouter un commentaire

Exposé à Pénombre
24 Mai 1994

Dans ma vie professionnelle, j’ai été mêlé à plusieurs controverses statistiques. J’en évoquerai quatre : les contestations de l’indice des prix et ce qu’on a appelé la politique de l’indice (1956) un peu antérieure à mon entrée à l’INSEE (1962), celles sur le nombre d’avortements, avant le vote de la loi Veil (1974) qui coïncidait avec mon détachement à l’INED, celle sur le nombre de chômeurs dont j’ai vécu, au cabinet de Philippe Seguin, l’épisode du Rapport Malinvaud (1986), enfin celles sur le nombre d’immigrés, qu’on peut centrer sur la mise au point de Marceau Long, président du Haut Conseil à l’Intégration Jean-Claude Milleron, directeur de l’INSEE et Gérard Calot, directeur de l’INED (1991).

La moralité de tous ces épisodes est que la pédagogie est essentielle. Mais il serait naïf de croire que celle-ci aboutira jamais à la suppression des polémiques, tant celles-ci sont inhérentes à la nature même du débat social. C’est dire l’importance d’un effort pédagogique permanent et donc de l’entreprise à laquelle se voue Pénombre.


Ceci dit, je voudrais vous proposer les deux principes fondamentaux qu’à mon sens cette pédagogie doit toujours essayer de faire comprendre, à savoir la nécessité

1. de la convention,

2. de l’assentiment.

Je commence par la convention. On convient d’une définition, on convient d’une procédure. Cette notion s’applique particulièrement aux négociations sociales et c’est évidemment mon expérience des indices de prix qui parle. Dès lors qu’en période d’inflation, les réajustements de salaire sont indexés sur des indices de prix, il est fatal que le patronat et les salariés se disputent sur le choix et le calcul de l’indice pris comme référence. Beaucoup de polémiques reposent sur des “non-dits”, des conventions non explicitées. Alfred Sauvy a raconté des histoires savoureuses sur les “commissions du coût de la vie”, instituées dans l’entre-deux-guerres et où on décidait de l’indice… par un vote!

Quant à la politique de l’indice, elle fut consécutive à l’invention par Antoine Pinay, en juillet 1952, du SMIG et de “l’échelle mobile des salaires”. Elle fut prophétisée dès septembre 1952 par le même Sauvy dans deux articles du Monde, et fut en effet pratiquée en 1956, par le gouvernement Guy Mollet, Paul Ramadier étant ministre des Finances. Sur le plan statistique, elle aboutit à la dissociation, pour un temps, de l’indice d’information (250 articles) et de l’indice d’indexation (179 articles), celui-ci étant en quelque sorte abandonné par les statisticiens aux truquages du gouvernement, ce dont, quelques années plus tard (1963), ne se priva pas un jeune ministre, nommé Valéry Giscard d’Estaing, confronté à la surchauffe et à l’inflation (relatives !) nées de l’arrivée des Rapatriés d’Algérie.

Les états d’âme des statisticiens pris dans les contradictions entre objectivité “scientifique” et nécessités de l’ordre public alimentèrent bon nombre des colloques de l’époque qui portaient par exemple, pour m’en tenir aux aspects juridiques que suggère cette salle, sur les analogies et différences entre contrats privés et conventions collectives et imaginaient volontiers l’organisation d’une “magistrature du chiffre”, habilitée à “dire le vrai”. La grande grève des mineurs de 1963, qui aboutit, par “comité des Sages” interposé, à cet embryon de politique des revenus que fut la création du CERC, fut une des occasions où ces idées commencèrent à recevoir un début d’application. On connaît la suite, et la fin.

Vous noterez cependant, dans les deux derniers épisodes que j’ai rappelés, l’intervention de “Sages”, sollicitée dans le cas du Rapport Malinvaud de 1986, spontanée dans celui de Long-Milleron-Calot de 1991. En 1986, il s’agissait en principe de mettre fin à la cacophonie sur le nombre de chômeurs, auquel M. Malinvaud s’efforça de substituer le taux de chômage. En 1991, c’était une réponse au tollé qu’avait provoqué l’article de Giscard d’Estaing dans Le Figaro-Magazine sur “l’invasion”, alors que le recensement de 1990 montrait que les nombres des étrangers et des “immigrés” étaient restés stables ente 1982 et 1990. Les définitions statistiques du chômeur et de l’immigré relèvent bien de conventions, qui ne sont certes pas arbitraires, mais qui s’éloignent toujours quelque peu de ce que suggère le langage courant. On voit bien par exemple que le chômeur n’a pas de travail, mais qui comprend qu’il doit aussi en rechercher un activement pour être considéré comme chômeur ? Quant à l’immigré, qui a encore donné du fil à retordre lors de la rédaction du Rapport de l’INED de 1993, qui a vu que la définition choisie (personne née étrangère à l’étranger et venue s’installer en France) excluait pratiquement la présence d’enfants dans la population des immigrés ? Nul doute que les statisticiens et démographes ne fassent jamais un effort pédagogique suffisant pour expliquer les implications des définitions choisies.

J’en viens à l’assentiment. A vrai dire, j’aurais dû commencer par là et faire remarquer que répondre à un recensement ou à une enquête implique l’acceptation d’une règle du jeu, ce que j’appelle l’assentiment des personnes interrogées. S’il a fallu attendre Bonaparte pour que la France organise un recensement de population, c’est que l’Ancien Régime comprenait très bien que les fourches des paysans auraient accueilli ses éventuels agents recenseurs, qui dans les projets de Vauban ne pouvaient d’ailleurs être que des militaires.

Je sais bien que les recensements ultérieurs et ceux des autres pays ne se firent pas sans quelque coercition. Il y a d’ailleurs de nombreux exemples, du Liban au Nigeria, pour ne pas parler de l’Allemagne fédérale, où les réticences de diverses minorités ont empéché un recensement. Assentiment n’est certes pas enthousiasme. Il a toujours fallu que les statisticiens manient la carotte et le bâton, c’est-à-dire accompagnent l’obligation de répondre de diverses garanties, dont celle du secret statistique, et ce, non seulement pour obtenir des réponses, mais surtout des réponses sincères et véridiques. Et cette confiance du public ne s’obtient pas par un texte, mais par une pratique, longue et continue, sans incident notable.

La nécessité de l’assentiment s’impose pour les opérations proprement statistiques, celles où le public comprend qu’il répond à des questions de statisticiens. Mais chacun sait qu’une bonne partie des chiffres du débat social provient de sources administratives. Dans les exemples choisis, le nombre de chômeurs a pour origine les déclarations faites à l’A.N.P.E. et le nombre d’avortements les déclarations faites par les cliniques, qui sont tenues à un quota d’I.V.G., rapportée à leurs autres actes chirurgicaux, y compris accouchements. Les statisticiens qui sont dans cette salle savent qu’une bonne partie de leur travail d’interprétation consiste à dépister les “biais” que présentent ce genre de sources.

Un des deux principes que la CNIL applique pour autoriser la création de fichiers est précisément celui de “finalité”, qui consiste à s’assurer que l’information recueillie ne servira pas à autre chose que ce pour quoi elle a été recueillie. Sachant que l’autre principe est le droit d’accès, pour vérification et correction, on retrouve ici, dans un domaine plus vaste que la seule statistique, l’idée que le pouvoir d’investigation des collectivités envers leurs membres ne peut se faire sans un minimum de confiance réciproque, un accord tacite que je traduis par le mot “assentiment”.

Ceci s’applique aujourd’hui aux grands fichiers que gère l’INSEE, les grandes caisses de Sécurité sociale (maladie, vieillesse, famille) et les ministères de l’Intérieur et des Affaires sociales, sur la gestion desquels devrait être fait régulièrement rapport au Parlement et au gouvernement, de manière à informer les médias et le système scolaire. A l’INSEE, il y a deux fichiers généraux de la population : le répertoire électoral, grâce auquel nul n’est inscrit sur deux listes électorales distinctes, ne concerne que les Français majeurs; et le répertoire d’identité des personnes physiques, source du numéro national d’identité, plus connu sous le nom de numéro de Sécurité sociale . La transparence de ces répertoires, c’est-à-dire la possibilité pour chacun d’en vérifier le contenu et de le corriger au besoin dédramatiserait utilement l’usage des fichiers informatiques, qui devrait devenir aussi familier que celui des registres d’état civil.

Ce genre de proposition suscite en général un scepticisme, fondé sur l’dée que les Français seraient irréductiblement méfiants à l’égard de tout fichage généralisé. Cette idée mériterait d’être vérifiée. Je crois plutôt que ce sont toujours des intérêts, des “lobbys”, ceux des gens qui ont quelque chose à cacher, qui s’opposent à ce type de décisions. Et comme ces intérêts contrôlent les média, ils leur attribuent leurs propres sentiments comme étant ceux de la masse.

Expliciter les conventions, rechercher l’assentiment, tels sont donc les deux buts que devraient se fixer ceux qui s’efforcent d’améliorer l’utilisation des chiffres dans le débat social.

Avant de conclure, je voudrais évoquer deux épisodes de moindre portée, mais récents et significatifs :
- la polémique de 1990 sur la mesure de la fécondité qui a vu l’intervention du juge
- et celle de 1992 sur l’indice des prix sans tabac qui a vu l’intervention du législateur.

Dans le premier cas, les excès d’Hervé Le Bras ayant conduit Science et Vie à titrer “Pourquoi l’INED a menti”, l’INED a porté plainte et a obtenu la condamnation du mensuel pour diffamation. Les attendus du jugement, que j’ai publiés dans Population et Sociétés, sont très intéressants, parce que le tribunal se refuse à entrer dans la querelle technique dont l’article rendait compte, mais se montre très sévère envers la dramatisation abusive dont Science et Vie se rend coupable. Voilà un cas de jurisprudence que Pénombre pourrait commenter.

De même, il faudrait revenir sur l’affaire de l’indice sans tabac, qui s’analyse comme un excès de pouvoir du législateur. Pour éviter tout effet inflationniste des augmentations du prix des cigarettes, celui-ci prétendait interdire à l’INSEE de calculer et de publier un indice des prix dans lequel entrait le prix du tabac. C’était évidemment absurde. La loi peut certes interdire telle ou telle indexation, mais non interdire les simples calcul et publication d’éléments de connaissance. Après divers cafouillages, d’où il ressortait que le Conseil constitutionnel était incompétent pour censurer des lois absurdes, l’article incriminé fut finalement abrogé et remplacé par un texte acceptable.


Je récapitule. Pour améliorer les conditions de l’emploi des chiffres dans le débat social, la formation du public dés l’école et l’exercice de la responsabilits pédagogique des média sont nécessaires, mais insuffisants. Il faudrait reconnaître et organiser un “pouvoir statistique” distinct de l’INSEE, une sorte de “CSA” gérant les principaux fichiers, qui interviendrait dès la naissance de polémiques abusives, au moins par voie de communiqué officiel et solennel, voire, dans quelques cas symboliques, par poursuites judiciaires contre les imposteurs.


La Bible hébraïque présentée, traduite (5 langues, 8 versions) et commentée sur JUDÉOPÉDIA
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