1. Les décrets de la Législative
Le « débat sur l’identité nationale » a capoté. C’était assez prévisible, parce que la notion d’ « identité nationale » ne se prête pas à un débat : elle se prête à un enseignement : l’identité ne peut être que nationale, identité et nation sont deux concepts indissociables. Le gouvernement en est d’ailleurs convenu, il a fait afficher dans les écoles la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Mais aujourd’hui la Déclaration, et de nombreux autres documents relatifs à l’identité nationale, sont disponibles sur Internet.
Qu’il s’agisse de la carte nationale d’identité ou du numéro national d’identité (dit aujourd’hui “numéro de Sécurité sociale”), c’est par les registres d’état civil que s’établit l’identité des individus en France. C’est banal, et désormais possible par Internet, que de demander à la mairie de son lieu de naissance une copie de l’acte par lequel notre père – je passe sur les cas particuliers, déclaration par la mère, naissance à l’étranger – par lequel notre père a déclaré devant le maire de la commune – ou son représentant, dit « officier d’état civil » – notre naissance, notre filiation, et notre prénom.
La Constitution civile du clergé (1)
D’où une première question. Depuis quand cette procédure existe-t-elle ? Réponse : depuis le décret de l’Assemblée Législative du 20 septembre 1792, qui institue l’état civil et ordonne le transfert aux municipalités et la clôture des « registres existant entre les mains des curés et autres dépositaires ». Cette réforme radicale – aucun cahier de doléances ne l’avait évoquée autrement que pour demander une meilleure tenue des registres – était un épisode de l’affrontement entre l’Église et l’État, issu de la crise financière qui avait provoqué la convocation des Etats généraux.
Dans la foulée de l’abolition des privilèges, dans la Nuit du 4 août, l’Assemblée Constituante avait supprimé les dîmes dès le 11 août 1789. En compensation Talleyrand, évêque d’Autun, propose le 10 octobre d’affecter l’ensemble des biens d’Eglise au paiement de la dette nationale. Le clergé serait pensionné et doté, la nation se chargerait de l’assistance, de l’instruction, des frais du culte. L’Assemblée s’engage dans cette voie : elle nationalise les biens du clergé le 2 novembre, elle supprime les ordres religieux le 13 février 1790. Le 14 avril, l’assignat, censément couvert par la masse des biens ecclésiastiques, reçoit le caractère de monnaie légale, avec cours forcé. Insensible à l’agitation qui gagne les provinces, l’Assemblée s’obstine et vote la Constitution civile du clergé, le 12 juillet 1790, deux jours avant la fête de la Fédération.
Cette « Constitution » a été préparée sans concertation avec Rome. Elle dispose que les évêchés coïncideront avec les départements – eux-mêmes institués fin 89 – et qu’évêques et curés seront des fonctionnaires publics payés par l’Etat, devant à ce titre lui prêter serment « de maintenir de tout leur pouvoir la constitution ». Un schisme déchire alors prêtres « jureurs » et prêtres « réfractaires ». La population y est entraînée à son corps défendant, précisément lors des mariages, baptêmes ou sépultures, selon qu’elle s’adresse – ou répugne à s’adresser – à un prêtre de l’un ou l’autre camp. Un décret du 22 mars 1791 soumet les maîtres d’école au même serment que les curés. Louis XVI, en plein désarroi, alterne vetos et concessions, mais la fuite à Varennes lui fait perdre son crédit (21 juin 1791).
L’Assemblée Législative se réunit en septembre. Elle met en chantier l’état civil à la mairie, mais elle hésite à retirer au clergé constitutionnel sa principale fonction, ce qui avouerait l’échec de la Constitution civile du Clergé. Faut-il à l’inverse lui en donner le monopole et déclarer seuls valables les actes reçus par le clergé constitutionnel ? La France aurait eu deux catégories d’officiers d’état civil, les prêtres constitutionnels d’un côté, les juges de l’autre, ces derniers étant choisis par des « laïques », qui ne veulent pas de prêtres, et par les « papistes », qui ne veulent pas de prêtres constitutionnels. A noter que dans notre système actuel, les juges – et non les maires – sont compétents pour les divorces et pour les pacs.
Dans son « Projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique » (20 et 21 avril 1792), Condorcet, membre de la Législative, propose un système éducatif séparé de toute influence religieuse. Mais la déclaration de guerre (20 avril 1792) étouffe son discours. L’Assemblée a d’autres priorités : entraînée par l’éloquence de Danton, elle s’enflamme contre la Cour, contre l’Église, contre l’Europe. Un dernier veto de Louis XVI (11 juin) s’oppose à la déportation des prêtres réfractaires. Le manifeste de Brunswick (25 juillet) sème la panique à Paris. La monarchie est abolie le 10 août. L’anarchie ambiante n’épargne pas l’état civil et ses registres ; elle culmine tragiquement lors des massacres de prêtres réfractaires, pendant les « massacres de septembre » et emporte les scrupules politiques de l’Assemblée. Tandis qu’à Valmy, les troupes françaises chargent aux cris de « Vive la Nation ! », l’Assemblée Législative se sépare pour laisser place à la Convention. Liquidant son ordre du jour, elle institue donc l’état civil, qui, selon les mots du doyen Carbonnier, « naît dans une tragédie : le trône renversé, la patrie en danger, les massacres de l’Abbaye. Deux lois du 20 septembre font sortir de cette convulsion révolutionnaire les institutions fondamentales du nouveau droit civil : l’état civil, le mariage en mairie et, dernier défi, le divorce ». La laïcité et la République sont donc sœurs jumelles, nées dans la douleur. C’est, pour Jean Jaurès, « la mesure la plus révolutionnaire de la Révolution ». Devant les tribunaux français, les registres des églises ne font plus preuve.
Le transfert des registres catholiques de la paroisse à la municipalité s’accompagne d’une précision qui se veut apaisante : « l’Assemblée nationale, après avoir déterminé le mode de constater désormais l’état civil des citoyens, déclare qu’elle n’entend ni innover ni nuire à la liberté qu’ils ont tous de consacrer les naissances, mariages et décès par les cérémonies du culte auquel ils sont attachés, et par l’intervention des ministres de ce culte ». Vous pouvez faire baptiser vos enfants à l’église, si vous faites enregistrer leur naissance à la mairie.
Là-dessus la République s’égare. Dès le 22 septembre, la Convention nationale décrète que « Tous les actes publics sont désormais datés à partir de l’an I de la République ». Un an plus tard, le 20 septembre 1793, Gilbert Romme présente devant la Convention le calendrier républicain, qui entre en vigueur le 5 octobre et fait illusion grâce à l’inspiration poétique du délicat Fabre d’Eglantine, inventeur des noms des douze mois des quatre saisons. Mais, signe d’obscurantisme sinon de blasphème, la semaine, instituée par le Quatrième des Dix Commandements, est abolie et remplacée par la décade. Le 18 floréal (6 juin 1794), Robespierre croit pouvoir confirmer l’institution d’un calendrier rationnel et philosophique et fait proclamer que « le peuple français reconnaît l’existence de l’Etre Suprême et l’immortalité de l’âme. Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être ». Sept semaines plus tard, c’est le 9 thermidor (27 juillet 1794).
La crise avec l’Église ne fait que s’approfondir. Les armées révolutionnaires imposent dans les territoires conquis l’état civil à la française. Les communautés juives sont enthousiastes, mais ce serait du plus grand intérêt de retracer l’accueil des populations en Belgique, en Hollande, sur la rive gauche du Rhin, en Italie. La Convention thermidorienne reconnaît certes la liberté des cultes et tolère les prêtres réfractaires, en concurrence avec le clergé constitutionnel déconsidéré. Mais – épisode volontiers oublié de nos livres d’histoire – le Directoire fait bel et bien la guerre à l’Église romaine. Il demande à Bonaparte, chef de l’armée d’Italie, de détruire l’Etat pontifical pour faire « chanceler la tiare au prétendu chef de l’Eglise universelle ». Habilement Bonaparte concentre ses efforts et sa gloire militaire contre l’Autriche en Lombardie. Au Pape, il impose l’armistice de Bologne (23 juin 1796) puis, par le traité de Tolentino (19 février 1797), de lourdes pertes territoriales, financières et artistiques (le texte est sur Internet). Mais il cherche à ménager le pouvoir spirituel du Pape quand le meurtre du général Duphot, en décembre 1797, conduit les troupes françaises à occuper Rome. Le pape Pie VI est arrêté, amené à Valence, où il meurt en août 1799. Le conclave se tient à Venise, sous protection autrichienne. Pie VII est élu le 14 mars 1800.
Parallèlement, les lois d’exception de septembre 1797 avaient tenté d’imposer aux prêtres un serment de « haine à la royauté et à l’anarchie », les réfractaires étant passibles de mort. Il s’ensuit de nombreuses arrestations, déportations et même exécutions sommaires. Des églises sont à nouveau dévastées. Le Directoire cherche à généraliser l’école publique au chef-lieu de canton, et tente d’imposer le culte du décadi, jour chômé à la place du dimanche. Mais la population protège les prêtres catholiques clandestins.
Le Premier Consul va donc se présenter en réconciliateur national : « Le gouvernement ne connaît plus de partis et ne voit en France que des Français. » Il décide une vaste amnistie, y compris en Vendée, et négocie le Concordat (juillet 1801). Pie VII reconnaît la République et renonce aux biens enlevés au clergé sous la Révolution. De son côté, « le Gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la plus grande majorité des Français ». Les Consuls s’engagent à faire profession de foi catholique. Le 8 avril 1802, le Concordat est complété par des « Articles organiques » unilatéraux. L’Eglise est soumise au gouvernement. Le divorce est supprimé, mais les registres d’état civil sont laissés à la mairie. Portalis prend soin de subordonner la célébration du mariage religieux à celle d’un mariage civil préliminaire, disposition toujours en vigueur. Une nouvelle histoire commence (1).
(1) Sur les problèmes posés par la déclaration de décès, voir par exemple « De la vérification des décès, … », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1843, série 1, n° 30, p. 118-136.
Source :
Michel Louis Lévy : « Le bicentenaire du mariage civil », Population & Sociétés, INED, n° 271, septembre 1992
Bibliographie en ligne :
Gérard Noiriel « L’identification des citoyens » Genèses, 13, automne 1993, p. 3-28
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