L’État commence à l’état civil (4/6)

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4. Changements de nom

Le nom de chacun est chose relative. Dans la vie courante, la désignation des personnes dépend de la parenté qui les lie. Je me suis successivement appelé Michou, Michou Luciani, Michel Lévy, Michel Louis Lévy, puis Papa et plus récemment Papi. Sur Internet, j’ai divers pseudonymes. Le nom dépend de qui appelle qui.

Le changement de nom accompagne un changement de statut social ou familial, et ceci ne concerne pas seulement les femmes qui prennent le nom de leur mari le jour de leur mariage. Chaque Père fut d’abord appelé Fils. Dans la Bible, le premier père est Abraham, le premier fils est Isaac. Or ce qui tourne autour des grossesses d’Elisabeth et de Marie – la femme stérile, l’Annonciation de la grossesse par un ange, le nom annoncé, le nom changé - évoque précisément les chapitres de la Genèse sur Abraham et Sarah.

La Bible nous parle d’abord d’un nommé Abram, AB-RM. AB veut dire Père, et RM veut dire Haut. « Père Haut », cela ne veut pas dire grand chose. « Père élevé », c’est déjà plus éclairant, puisque Isaac sera bien élevé, tandis qu’Ismaël sera abandonné et chassé, c’est-à-dire pas élevé du tout. Traduisons donc ABRM par « Son Altesse le Père ».

A la fin du chapitre 16 de la Genèse, Ismaël naît de la servante Agar. 13 ans plus tard, au chapitre 17, versets 4 à 6, Abraham a 99 ans, et Elohim lui propose une alliance : « Sois le père d’une foule (HMWN) de nations (Goym). On ne t’appellera plus ABRM, A.B.R.M., mais ton nom sera ABRHM A.B.R.H.M., car je te fais père d’une foule (HM est la fin du mot Abraham et le début du mot Hamon) de nations (Goym). Je te fructifierai beaucoup, beaucoup, tu engendreras des nations, des rois sortiront de toi ». Les Goyim ne sont pas les non-juifs, ce sont les nations. Israël lui-même sera plusieurs fois qualifié de goy, de nation. Le Goy est doté d’une nationalité, d’un passeport, on peut lui vendre, lui acheter, lui faire crédit. C’est le contraire du Guer, GR, le migrant sans-papier, susceptible à l’inverse d’être intégré au peuple juif. Abraham n’est pas là pour seulement devenir père, ni même pour fonder une dynastie, il est là pour affirmer un principe essentiel : la nation, la « patrie », l’Etat commencent à la reconnaissance de paternité.

« Des rois sortiront de toi », précise d’ailleurs explicitement le Seigneur à Abraham, au verset 6. Il ne s’agit pas seulement de descendance généalogique, il s’agit de l’énoncé que le principe héréditaire est au fondement de la continuité des nations : le fils reconnu hérite du père reconnu, y compris s’il s’agit du trône. « Le roi est mort, vive le Roi ». Au verset 15, des changements de nom et une formule analogues concernent aussi la mère : Elohim dit à Abraham : Ta femme Saraï, SRY tu ne l’appelleras plus Saraï, mais son nom est Sarah SRH. Je la bénirai et je te donnerai d’elle un fils; je la bénirai, elle deviendra des nations, et des rois de peuples sortiront d’elle. En hébreu, le Yod final marque l’appartenance, comme on parle à un enfant ou à l’être aimé : « mon petit, mon poussin, ma chérie ». Le Hé marque l’autonomie de la femme enceinte, qu’on peut vouvoyer et appeler par son nom propre, « Sarah », tout court. Sarah, à 90 ans, passe ainsi de l’appellation de « demoiselle » à celle de « dame », en tombant enceinte. Le Prince héritier est le fils de la Reine légitime, ce qui entraînera d’ailleurs d’inlassables réclamations de la part d’Ismaël, le fils naturel, à propos de l’héritage dont il s’estime spolié.

Tomber enceinte (3)

Isaac, lui, ne change jamais de nom, fixé dès avant sa naissance. Quand ce nom apparaît, en Genèse 17, verset 19, il est cité sans commentaire « Tu appelleras son nom Its’haq », « On rira ». En effet, la constatation qu’une femme est enceinte est une joyeuse nouvelle universelle, en général confirmée, en cas d’heureuse naissance, par la formule « Abraham et Sarah ont la joie d’annoncer la naissance d’Isaac ». C’est pourquoi le premier chapitre de Luc accumule les manifestations d’allégresse.

Mais si Isaac ne change pas de nom, c’est que le rire lui-même peut prendre toutes sortes de significations. Le rire d’incrédulité de Sarah, qui a 99 ans et qui est ménopausée, est souvent cité. Mais il y a aussi le rire de la moquerie, celui d’Ismaël, au verset 21, 9 : Sarah voit Ismaël rire, Les moqueurs ont bien des raisons de mettre en doute les filiations officielles. Si une femme annonce à son mari qu’elle est enceinte, tout le monde se réjouit ; mais si une fille annonce à son père qu’elle est enceinte, une question surgit : « De qui ? ».

Faut-il donc un rapport sexuel pour être désigné comme le père d’un enfant ? Il n’y a jamais de mention de rapport sexuel entre Abram et Saraï. Celle-ci est simplement qualifiée d’« épouse d’Abram ». Au contraire, pour la naissance d’Ismaël, il est précisé qu’Abram est « allé vers » Agar au verset 16, 4. La distinction entre “le fils selon la chair“, Ismaël, et “le fils selon l’esprit“, Isaac, sera commentée dans l’Épître aux Galates, qui précise au verset 4, 28 que les futurs Chrétiens sont du côté d’Isaac : « Or vous, mes frères, à la manière d’Isaac, vous êtes enfants de la promesse ».

Le chapitre 18 est celui de la scène de l’Annonciation à Abraham et Sarah, par les trois messagers. Dieu n’est plus ici désigné par Elohim, mais par le Tétragramme, YHWH, Adonay. Elohim renvoie à « Ils », les phénomènes tant biologiques qu’astrophysiques : « Au commencement, ils ont créé le ciel et la terre ». Adonay renvoie à « Nous tous », ensemble dont « Je » fais aussi partie. Elohim est le Nom du Maître de la Nature, le Tétragramme est le Nom imprononçable de Celui qui se manifeste à la Conscience.

La première grossesse d’une femme est d’abord un événement physiologique, qu’elle constate et que son médecin confirme. Ensuite elle et son mari prennent conscience du changement de leurs statuts respectifs, l’un dans le regard de l’autre, les deux dans le regard de la société. Ce changement les fait changer de nom, mais leur donne aussi le droit de décider en commun du nom du prochain nouveau-né.

Le temps que chaque femme met à admettre qu’elle est « enceinte », ou « grosse » comme on disait, renvoie à l’histoire de Rahab, la prostituée de Jéricho (Josué 2). Rahab veut dire « Large » en hébreu, ce qui est plus élégant que « Grosse ». Elle connaît, au sens biblique bien sûr, deux hommes la même nuit, les deux espions envoyés par Josué. Pour ne pas avoir à se demander qui est le père, elle espère ne pas être enceinte. Elle compte donc avec angoisse les jours de retard de ses règles, à chaque sonnerie de trompettes des Hébreux. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept : le septième jour, plus de doute : toujours pas de règles, elle tombe enceinte quand tombe l’enceinte. L’évangéliste Matthieu (1,5), lui, saura de qui Rahab est la mère, et qui est le père : « Salmon engendra Booz de Rahab » ; ce Booz sera le mari de Ruth, le Booz endormi de Victor Hugo, et l’ancêtre du Roi David.

Après l’Annonciation, au chapitre 18, le Texte enchaîne immédiatement sur la condamnation de Sodome et Gomorrhe. Sodome est une ville où tout le monde couche avec tout le monde. Des enfants naissent, mais comment voulez-vous leur attribuer un père, si aucun couple n’est constitué, ni re-connu ? Comment voulez-vous dans ces conditions assurer la pérennité de la ville ? La condition absolue pour qu’une ville se perpétue est qu’il y siège une municipalité, un tribunal, une église, bref une assemblée délibérante, qui dise les couples et les filiations et leur donne l’autorité de la chose jugée.

Se mettent donc en place les interlocuteurs d’un prodigieux marchandage. Le texte dit « l’Eternel se tient devant Abraham ». Par révérence, les scribes ont interverti : « Abraham se tient devant l’Eternel ». Cela signale qu’en matière de filiation, il arrive que la biologie, qui relève du divin, s’incline devant le témoignage social : le photographe Jean-Marie Périer, fils de François Périer, a révélé qu’il était le fils biologique d’Henri Salvador. Qui se serait permis de l’appeler Jean-Marie Salvador ?

Là dessus Abraham marchande le nombre de membres du Tribunal : 50, 45, 40, 30, 20 ? Finalement, dix Justes auraient suffi pour sauver Sodome et en faire, comme de toute Ville, un être transcendant, qui préexiste aux individus qui la forment, survive après leur mort, et en garde le nom et le souvenir. Le miniane, le quorum nécessaire à toute cérémonie juive, est de dix membres. Au chapitre 21, Isaac naît enfin. Il reçoit le nom accepté en commun par Abraham et Sarah, il est circoncis au huitième jour. Dans le peuple juif, le père d’un petit garçon n’a pas seulement à le faire circoncire au huitième jour, il lui faut aussi réunir un miniane pour témoigner de l’opération.

Sources :

Deuxième (2004) et
Troisième (2006) leçons de théologie, aux Associations familiales protestantes, Fontevraud

A suivre

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La Bible hébraïque présentée, traduite (8 versions) sur JUDÉOPÉDIA
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Démographie, Bible et société

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