Population & Sociétés, n° 202, mai 1986
La difficulté sémantique est constitutive des de l’étude des phénomènes sociaux et des débats qu”ils provoquent. Quand la société change, les mots avec lesquels elle se décrit changent de signification. De nouvelles réalités apparaissent, sans mot immédiat pour les désigner, qu’il s’agit pourtant de nommer : par exemple, la récente “cohabitation juvénile” est distincte de l’ancien “concubinage”. Inversement, des mots courants tournent à l’archaïsme, quand la réalité qu’ils désignent s’estompe : le “rentier du XIXème siècle n’est pas l’actuel “retraité”.La réprobation sociale donne lieu à certaines expressions, qi’il faut donc modifier quand elle s’atténue : aux naissances “illégitimes” ont succédé les naissances “hors mariage” et aux maladies “vénériennes”, les maladies “sexuellement transmissibles”.
Pour les statisticiens des études sociales et les démographes, cette difficulté est permanente, puisqu’ils ont en charge d’interroger et d’informer le public sur l’ampleur quantitative de tel ou tel phénomène : dire combien il y a en France d‘orphelins, de mères célibataires, de handicapés, d‘enfants étrangers, de citadins, de catholiques pratiquants, de cadres moyens, de nouveaux pauvres, de personnes parlant l’anglais… de naissances prématurées, d‘accidents de bicyclette, ou de vols de sac à main… suppose un accord, une convention préalable, sur la signification de ces expressions, c’est-à-dire sur la distinction entre les individus ou événements qui répondent à la définition et ceux qui n’y répondent pas.
C’est d’ailleurs une bonne façon de repérer la difficulté sémantique que de s’interroger sur l’inversion, la négation du propos : les femmes inactives sont-elles non demandeurs d’emploi ? quel est le contraire d’”immigré“ : sédentaire, français, autochtone ? et de “citadin“ : campagnard, paysan, rural ? Une politique en faveur de la famille est aux dépens de qui ? A quel âge devient-on célibataire ? A quel âge n’est-on plus orphelin ?
L’importance de cet accord ou convention est aussi grande ” en amont”, c’est-à-dire au moment de l’enquête ou du recensement, qu’en “aval”, au moment de la diffusion des résultats. Demander “Utilisez-vous une méthode contraceptive ?” et annoncer la proportion de femmes qui en utilisent une, suppose à l’évidence que l’enquêteur et la personne interrogée, le statisticien, le journaliste et le public donnent le même sens au même mot et non que les uns entendent méthode contraceptive “moderne” (pilule ou stérilet) là où les autres comprennent toute méthode contraceptive, y compris “traditionnelle” (calendrier, retrait). De même, on imagine mal une enquête demandant tout de go ” Êtes-vous chômeur ?”, “Êtes-vous immigré ?”, “”Exercez-vous une profession intermédiaire ?”. Il faut une batterie de questions, dont on a soigneusement et préalablement vérifié la compréhension, pour mesurer les phénomènes suggérés par ces libellés.
Un autre aspect du problème que pose l’intimlté de la relation entre langage et société est la difficulté de traduire concepts sociaux et “nomenclatures” d’une langue dans l’autre. Il n’est pas indifférent que les démographes anglophones traduisent fécondité par fertility, et fertilité par fecundity, cela inverse les analogies animales et végétales qu’on peut faire avec les populations humaines. De même, les “classes moyennes” ne sont pas la “middle class“ ; les notions françaises de “cadres” et de “professions libérales” sont intraduisibles. On pourrait multiplier les exemples dans les nomenclatures de catégories sociales, les types de rémunérations (salaires, honoraires…) et la description des agglomérations urbaines.
(…) Il y a deux sujets où s’accumulent ces questions de vocabulaire, les groupes et la famille, qui ont pour articulation commune le mariage, ou plus généralement le couple. (…). Dans un colloque récent (1986), Patrick Festy posait en définition que “les membres d’un groupe apparaissent unis par un sentiment d’appartenance à leur entité, c’est-à-dire que non seulement ils se considèrent comme appartenant à une même catégorie, mais que les autres les considèrent, de l’extérieur, comme appartenant à cette catégorie“. Et relevant dès l’entrée les “forces centripètes qui assurent la cohésion du groupe“, il cite en premier lieu les “mariages préférentiels ou endogames“.
La difficulté, c’est la réversibilité de la définition et de la cohésion : se marie-t-on préférentiellement dans son groupe, ou bien le groupe est-il défini comme l’ensemble où se choisit le conjoint ? Cette difficulté se retrouve avec les autres forces centripètes, voisinages résidentiels, réseaux de relations, rites de rencontre : fréquente-t-on préférentiellement le groupe auquel on appartient, ou bien le groupe est-il défini comme l’ensemble des gens qui se fréquentent ?
Ces formulations contiennent des mots vagues, “sentiment”, “préférence”, “fréquentation” »…, difficiles à définir “scientifiquement”, et donc rebelles à toute procédure de décompte. Ce flou, a priori d’autant plus agaçant que le mot qui définit le groupe paraît simple et clair, est, quand on y songe, non seulement caractéristique de tels groupes, mais indispensable au fonctionnement social. Si on le supprime en exigeant le “passage à la limite”, c’est-à-dire l’appartenance ou la non-appartenance de chacun à un groupe particulier, on peut se trouver engagé dans un processus de séparation plus radicale, aboutissant, selon le cas, à la sécession politique, à la ségrégation ethnique, au schisme religieux.
Pour sortir de cette contradiction entre la clarté du concept et le flou de sa mesure, il faut approfondir le sens des mots: pourquoi le nombre de médecins est-il assez clair, mais non celui des guérisseurs ? pourquoi le nombre des naissances est-il bien connu, mais non celui des conceptions ? Evidemment parce que la délivrance du titre de médecin, l’enregistrement des naissances donnent lieu à des actes afministratifs créant des situations juridiques, ce qui n’est pas le cas pour l’appellation de “guérisseur” ni pour la survenance des conceptions. On est en présence d‘institutions au sens de Durkheim, ou formes instituées.
L’accord sur le sens d’un mot est une “forme instituée”, et est d’autant plus acquis que l’institution est consacrée. “La crise actuelle de l’institution matrimoniale rappelle ce qu’on avait fini par oublier, à savoir qu’elle n’est précisément qu’une institution” écrit François Héran. Le flou dans les appellations est souvent un aspect des querelles sur les institutions.
Les débats actuels sur les “immigrés”, alors que les chiffres portent sur les “étrangers”, est un exemple révélateur de ce genre de querelle : il y a en France métropolitaine des Français “immigrés” (les Rapatriés d’Algérie, les Antillais, les Réunionnais), il y a aussi des étrangers qui n’ont jamais immigré (les enfants maghrébins nés en France). Et les débats en cours confondent les questions de résidence (permis de séjour) et de nationalité (procédures de naturalisation).
Le comble de la confusion est atteint quand sont concernés un couple et une famille : quand un travailleur étranger a un emploi en France, si sa femme puis ses enfants résident dans leur pays d’origine, ces derniers ont-ils “droit” à la Sécurité sociale française ? Cela renvoie à des accords entre “institutions” de pays différents, et à des accords sur le sens des mots dans des langues différentes : de plus il ne s’agit pas de n’importe quels mots mais de ceux les plusintimement liés au “génie” de chaque langue, ceux du mariage et de la parenté.
Dans chaque langue, des mots comme mariage, couple, divorce, dot renvoient à des “institutions” différentes. Pour traduire dans des langues étrangères le mot “mariage” utilisé dans les expressions “mariage civil“, “mariage religieux“, “contrat de mariage“, il faut expliquer ce que sont en France le maire, le curé, le notaire, institutions organisées différemment dans les autres pays.
En français le mot “homme” désigne à la fois l’espèce et le sexe masculin, le mot “femme” désigne à la fois l’épouse et le sexe féminin : les “Droits de l’Homme” incluent les droits de la femme, mais n’explicitent pas les droits du mari ! Dans chaque langue, des mots comme père, mère, fils, fille, frère, soeur, oncle, tante, cousin ont des connotations différentes. En français l’expression “ce sont mes parents” diffère profondément de “ce sont des parents“, “ce sont mes enfants” de “ce sont des enfants“. “Mes frères” n’a pas le même sens prononcé par un particulier et un prêtre en chaire, un “frère musulman” n’est pas “un Frère musulman”.
Tout étranger apprenant le français doit comprendre ces particularités, à charge pour les Français de comprendre les contenus affectifsque contiennent les mots correspondants dans les langues étrangères. Les démographes sont particulièrement bien placés pour jouer les truchements : c’est le mariage qui crée le “mari” et l’”épouse”, c’est la naissance d’un enfant qui crée le “fils” ou la “fille”, celle du premier enfant qui crée le “père” et la “mère”, celle du second qui crée le “frère” ou la “soeur”, c’est le décès du conjoint qui crée le “veuf” ou la “veuve”.
Nous venons d’utiliser le verbe “créer“. Sans remonter au récit de la Genèse, où l’Eternel crée et nomme d’un même souffle, ni à la querelle philosophique médiévale entre “nominalistes” et “réalistes” (la “chose” précède-t-elle le “mot”, ou le “mot” crée-t-il la “chose” ?), il est clair que chaque discipline scientifique crée des concepts en les nommant. Le succès de ces appellations, c’est-à-dire la possibilité pour certaines d’entre elles de devenir des mots du langage courant ou du débat politique, est encore question d’”institution”.Mais il s’agit de savoir ici comment la discipline est elle-même “instituée”, c’est-à-dire “reconnue” dans le corps social, suivant qu’elle a plus ou moins accès à l’Université (sociologie), à l’Administration (statistique), à l’enseignement secondaire (géographie, aujourd’hui économie), à la télévision (médecine), à l’édition (psychologie)…
Dans le cas particulier de l’institution “statistique”, chaque nouvelle “nomenclature” des catégories socio-professionnelles utilise certes des mots du langage courant (employés, ouvriers…) mais en leur donnant un sens nouveau qui “crée” une institution nouvelle, pouvant avec le temps accéder à l’existence syndicale, l’exemple des “cadres”, mot devenu catégorie, étant le plus connu.
La démographie a à son actif des notions comme “vieillissemment” et “renouvellement des générations, encore si mal compris et confondu avec “remplacement de la population”. Elle doit à vrai dire les principaux succès de ses concepts à leur prise en compte par les institutions de la Sécurité sociale, comme lke montre l’exemple curieux de la “famille monoparentale”. L’issue incertaine de la concurrence entre mariage civil et “mariage sans papier”, ou cohabitation, dépendra en France de la concurrence entre les institutions qui ne reconnaissent que le premier, notamment le fisc (impôt sur le revenu), et celles qui reconnaissent aussi le second, notamment la Sécurité sociale.
Nous voici au point ultime de ce jeu fascinant entre les concepts, les mots, les institutions, les chiffres. Evoquer l’institution fiscale, c’est évpoquer un dernier enjeu, sous-jacent derrière beaucoup de débats sur les institutions, à savoir la répartition entre la caractère public ou privé de la vie des couples et des familles. Comparons les deux citations suivantes : “Dans le recensement (de Belgique) de 1856, tout comme la religion, la langue parlée fut déclarée matière privée“; et “Pour la majorité de nos jeunes contemporains, l’union entre un homme et une femme est devenue une affaire strictement privée“. “Public” est le contraire de “privé”, c’est aussi le contraire de “confidentiel” et de “secret”. Les institutions statistiques ont en commun avec les institutions fiscales et les institutions religieuses de gérer des informations confidentielles, protégées par le “secret statistique”, le “secret fiscal”, le “secret de la confession”.
Pour compter, il faut définir, puis questionner et être compris ; pour être compté, il faut comprendre la question, mais il faut d’abord accepter de répondre. Pour qu’une institution reçoive les réponses auxquelles elle estime avoir “droit”, il faut qu’elle soit “reconnue”. Et le pouvoir reconnu à chaque institution de désigner les “objets” et les “relations” qu’elle traite, y compris à partir de mots usuels, s’arrête aux bornes de l’institution.
Voir les références bibliographiques dans l’original
———————-
La Bible hébraïque présentée, traduite (8 versions) et commentée sur JUDÉOPÉDIA
Articles accessibles sur Accedit
Articles sélectionnés du Blog MLL
Sommaire du Site MLL
Page d’Utilisateur de Wikipédia
MLL en vidéo UTLS, 26 février 2000, « Migrations et tensions migratoires ».
Laisser un commentaire