17. Frère

La Révélation Ajouter un commentaire

A sa ressemblance

Avant le lever du soleil, le Précepteur se fit indiquer le temple du dieu Râ et y monta. Ce rite lui avait manqué tout au long du voyage. Quoique l’accent local fût un peu différent de celui de la Capitale, il éprouva une grande joie de mêler sa voix aux adorateurs du disque solaire. De retour chez l’Orfèvre, il prit place dans la salle de séjour et, comme le voulait le protocole, fit introduire son hôte. Après les souhaits réciproques de paix et de prospérité, il l’interrogea sur sa santé, sa famille, sa maisonnée, ses affaires, la situation politique…

- « On m’a dit que la région était agitée de troubles. Qu’en est-il ? »
- « Il y a deux lunes, il y a eu en effet de violentes émeutes sur les chantiers de travaux publics du Delta. Il y a eu des morts. Mais Pharaon, que sa force soit respectée, a envoyé des renforts de milice. Les meneurs affranchis ont été réduits en esclavage et plusieurs esclaves rebelles ont été exécutés. Les choses sont aujourd’hui rentrées dans l’ordre. J’indiquerai cependant à Leurs seigneuries quels chemins éviter pour ne courir aucun risque. Et surtout… »
- « Attends. Parle-moi du repos du septième jour. L’observes-tu toi-même ? »
- « Oui, Monseigneur. Moi et toute ma maison. Si Monseigneur daigne rester chez moi, il pourra se joindre à notre fête, dès demain soir et tout le jour suivant ».

Si le décompte du Précepteur et de Séphora était correct, l’école de Gerchom avait été en congé la veille. Le Septième jour ne coïncidait pas dans la Capitale et dans le Delta.

- « Toute ta maison, dis-tu ? Comment est-ce possible ? Mon beau-frère le Marchand avait l’air très réticent à l’idée que ses esclaves et serviteurs se reposent un jour sur sept. »
- « Nous sommes ici en pays de soleil mais au voisinage des pays de lune. Observer le repos du septième jour permet de ne pas choisir entre les pratiques des uns et des autres ».
- « Mais alors, tu dois avoir de la sympathie pour les rebelles, qui militent en ce sens ? »

L’Orfèvre marqua une vive dénégation.

- « Nullement, Monseigneur. La violence n’est pas mon fait. Ces gens ne sont pas de mon peuple. C’est par pur opportunisme qu’ils réclament un jour de repos sur sept. Il est vrai que leur travail est pénible, et qu’il fait chaud en nos contrées. Mais ils devraient faire appel à la sagesse de Pharaon, célébrée soit-elle, au lieu de s’en prendre à ses serviteurs ».
- « Mais si quelqu’un de ton peuple, comme tu dis, est un de ces travailleurs ? Doit-il respecter sa coutume, ou se plier au règlement du chantier ? »
- « La loi du Royaume est la loi, ainsi parlent nos Sages. Justement, Monseigneur… »
- « Attends encore. Tu parles de la loi du Royaume. Considères-tu Pharaon, grande soit sa gloire, comme ton Roi ? »

L’Orfèvre se récria :

- « Évidemment. J’ai servi dans les armées de Pharaon, y compris contre le Tyran qui asservissait le Delta, vers le temps de ta naissance. Je sacrifie généreusement, en bétail, en moissons et en numéraire, aux temples de Râ et de Thout, ainsi qu’à l’Idole du Nord et aux autres sanctuaires du Delta. Pourquoi ne le ferais-je pas, dès lors que je peux respecter le repos du septième jour et les coutumes auxquelles ma famille est attachée ? ».
- « Parlons de ces coutumes, en effet. J’ai remarqué que toi et tes gens répugnez à manger à la même table que vos invités. Quel mal y a-t-il à manger avec les gens du peuple ? »

Il avait employé à dessein le mot « peuple ». Son interlocuteur ne broncha pas.

- « N’y vois aucune malice, Monseigneur. Nous mangeons les mêmes viandes et poissons que tous les Égyptiens et nous évitons les mêmes gibiers, comme les carnassiers et autres animaux réputés manger de la chair humaine. Mais il est vrai que nous avons des règles d’abattage particulières, si bien que pour notre consommation particulière nous nous fournissons chez des sacrificateurs de notre peuple. »
- « Et en quoi consistent ces règles d’abattage ? »
- « Je ne saurais te dire. Il y a une histoire de nerf sciatique. C’est l’affaire des sacrificateurs de respecter les règles.
- « Et pendant la persécution ? En as-tu souffert ? »
- « Oui bien sûr. Ce n’est pas par hasard que je me suis engagé dans la Résistance au Tyran. J’ai aussi eu de la chance, ce qui ne fut pas le cas de beaucoup d’autres ni de ceux du pays de Gochen, où s’installèrent, il y a plusieurs générations, les premiers Hébreux…”
- « Est-ce là le nom de ton peuple ? »
- « Oui, Monseigneur. C’est là, dis-je, que résident toujours nos Sages.. Précisément, s’il plait à Monseigneur, je voudrais lui dire quelque chose, à ce sujet… »
- « Parle »

C’est alors que le destin du Précepteur bascula.

- « Mes affaires m’amènent souvent dans ce pays de Gochen. Ceux qui arrachent les pierres précieuses au désert y tiennent régulièrement marché. J’aime à y consulter un érudit, qui amasse et étudie des tablettes, rouleaux et papyrus, portant édits, légendes et épopées, en toutes sortes de caractères, et que nous appelons pour cela le Conservateur… »
- « Et alors ? »
- « … Il ressemble de façon frappante à Monseigneur, avec une barbe plus fleurie. Il n’est pas possible que vous ne soyez proches parents, voire frères. Et j’ai pensé … ».

Le ciel était tombé sur la tête du Précepteur. Livide, il s’efforçait de garder son calme. Il avait porté sa main à sa barbe, qu’il avait le privilège de tailler comme Pharaon, en bouc étroit.

- « Qu’as-tu pensé ? »
- « J’ai pensé qu’au lieu d’aller voir les grandes Pyramides et le Sphinx, au lieu d’aller jusqu’à la mer, vous pourriez aller au pays de Gochen et rencontrer ce Conservateur. Non seulement ton épouse et toi pourriez vous rendre compte par vous-mêmes de cette ressemblance, mais il est certainement l’homme le plus qualifié pour répondre à tes questions sur la loi, le repos du septième jour ou nos coutumes alimentaires. »

Une tempête sous un crâne, comme dira Victor Hugo à propos de Jean Valjean. Le Précepteur chercha une échappatoire, la trouva - il devait consulter son épouse – et mit fin à l’entretien, de façon quelque peu précipitée. Resté seul, il resta assis, la tête dans les mains, cherchant à mettre de l’ordre dans ses idées. Il y avait longtemps qu’il s’était fait à l’idée de ne jamais connaître sa famille biologique, et voilà qu’elle lui explosait au visage. Il se sentit pris d’une grande angoisse, comme le jour où le Prince Héritier l’avait fait appeler. Avait-il vraiment envie de connaître ce frère hypothétique et sa famille ? Ne préférerait-il pas s’en tenir à ce que lui racontait sa Mère adoptive, des parents résistant à l’Usurpateur et confiant leur petit bébé au Fleuve, avant de périr les armes à la main, au service du Pharaon légitime ?… Bien sûr sa sympathie pour le repos du septième jour, son acceptation de la mission d’information que lui avait confiée le Prince Héritier, traduisaient une attirance et une curiosité pour la région de sa naissance. Mais il commençait à se demander s’il n’était pas le jouet d’une Puissance inconnue, s’il n’y avait pas Quelque Part Quelque Chose ou Quelqu’Un Qui avait guidé tout cela, sa nacelle de bébé vers la Princesse, sa Mère adoptive, puis ses pas près du puits jusqu’à Séphora, puis sa vie familiale et sa carrière jusqu’à cet Orfèvre, expert en ressemblances…

« Et moi qui voulais écrire l’histoire du ministre Tsafnat-Pahnéakh, pour approfondir la notion de « frère » ! Ce n’est plus de la théorie, ni de la philosophie… D’ailleurs la scène où Joseph (puisque je l’appelle ainsi) retrouve ses frères, qui ne le reconnaissent pas, n’est-ce pas ce qui m’attend ? Vais-je « reconnaître » ce Frère que je n’ai jamais vu ? Ce Frère, va-t-il me « reconnaître », moi ? Et cet Orfèvre qui parle de « son peuple »… qu’est-ce qu’un peuple ? peut-on appartenir à plusieurs peuples ? ».

Un moment, il eut envie de baisser les bras et de tout laisser tomber. Qu’est-ce qu’il en avait à faire de cette histoire de repos du septième jour ? N’avait-il pas une bonne situation de Précepteur dans la famille de Pharaon, avec de belles perspectives d’avancement ? N’avait-il pas une épouse aimante qui lui avait déjà donné un fils, vif et intelligent, et qui attendait un autre enfant ? N’avait-il pas l’alphabet comme centre d’intérêt captivant, comme la musique pour son vieux Maître ? Que demander de plus ? Après tout, il ne s’était engagé à rien, simplement à s’informer. Et pour cela, l’Orfèvre et sa famille suffisaient largement…

Si le Précepteur en était resté là, alors la face du monde en eût été changée. Nous ignorerions Moïse, et Abraham et Isaac et Jacob et David et Salomon et Jésus et Paul et Mahomet…Sans doute, l’idée du Dieu Unique aurait-elle fini par s’imposer, avec des rameaux variés… mais Ses messagers auraient eu d’autres noms et d’autres histoires.

Il n’en resta pas là. La curiosité était la plus forte. Il se redressa. Il avait, comme chacun, l’habitude de s’interpeller lui-même dans les moments difficiles, pour se donner du courage. Dans ces occasions, jusque là, il se donnait le nom de son enfance, Enfant du Nil. Jamais celui de ses études, Puits de science, ou de sa fonction, Précepteur du Petit-Fils. A compter de ce jour, il se donna le nom neutre de Moché, MSH, comme si vous ou moi nous nous donnions du « mon Bonhomme ! ». Affectueusement, cela se prononçait « Moychele ! », forme qui est restée en yiddish : « Eh bien, Moychele, allons connaître notre frère ! », se dit-il à lui-même, à la première personne du pluriel. Et il se jeta à l’eau.

D’abord, Séphora. Il la rejoignit dans sa chambre.

- « Changement de programme ! », lança-t-il avec détachement, « d’ici trois jours, nous partons vers le pays de Gochen »
- « Que me dis-tu là ? N’est-ce pas risqué, avec ces émeutes ? »
- « Ne crains rien. Notre hôte nous escortera et nous fera éviter les endroits dangereux… »
- « As-tu pensé au péril que cela nous fera courir, à nous et notre futur enfant ? »

Il n’y avait pas pensé. Il hésita, jugea que parler du frère hypothétique serait malvenu… Séphora vit son trouble et vint à son secours.

- « Toi, tu me caches quelque chose… Si tu y tiens, rien ne t’empêche d’y aller seul. Nous t’attendrons, moi et le petit ». Elle se mit la main sur le ventre, encore très plat.

Décidément l’intuition féminine n’était pas un vain mot. La solution était séduisante et le Précepteur fut submergé de reconnaissance pour son épouse, il n’aurait jamais osé proposer cela lui-même. Ceci pensé, il ne fallait pas non plus paraître se précipiter.

- « Ce serait à moi de m’inquiéter. Ecoute, nous avons deux jours pour nous décider. Si tu sympathises avec la femme de notre hôte, peut-être pourrais-je te laisser avec elle ».

Elle lui sut gré de ce scrupule et joua le jeu.

- « Comme tu voudras. Pourquoi avons-nous deux jours ? »
- « Parce que demain est ici un sixième jour et que nos hôtes sont aussi des observants du septième jour. On ne compte pas dans le Nord comme à l’école de Gerchom. Pour partir, nous devons de toute façon attendre le troisième jour. »

C’est alors qu’un serviteur frappa à leur porte et se présenta respectueusement. Un messager était arrivé et avait un rouleau à remettre à Monseigneur. Comme ce privilège était en général réservé à Pharaon, aux ministres, gouverneurs ou grands prêtres des principaux dieux, cette annonce surprit mais flatta le Précepteur, qui sentit grandir le respect dont il était entouré. Avec le serviteur, il alla recevoir le messager, qui attendrait l’éventuelle réponse.

Le rouleau venait de l’Instituteur qui l’avait confié aux relais de chevaux de Pharaon, grâce aux relations et aux moyens financiers du Marchand. Il avait été écrit, était-il indiqué, à la Pleine Lune et avait rejoint le Delta en sept ou huit jours, alors que les voyageurs en avaient mis quatorze ou quinze. Il donnait de bonnes nouvelles de Gerchom et de ses cousins, ainsi que du Petit Prince, et souhaitait bon voyage et bonne santé à Séphora et à son Mari. Ce qui émut particulièrement le Précepteur, c’est que le message, composé en égyptien phonétique, n’utilisait que les vingt-deux lettres - A et B et les vingt autres – dont lui et l’Instituteur avait fixé les rangs, pour les enseigner aux jeunes générations. L’Instituteur avait cependant fait deux clins d’œil à son Maître. D’abord, pour lui parler de son « Fils », il utilisait le mot BN, ben, que le Précepteur avait déduit, par soustraction pourrait-on dire, des mots ABN, even, « pierre » et AB, ab, « père ». Et à la fin, avant les salutations, il avait écrit BAMT, beémet, le tic verbal « en vérité », qu’ils étaient encore les deux seuls à comprendre.

Le Précepteur s’amusa à chercher, dans l’ordre, les vingt-deux lettres, toutes présentes au moins une fois, et constata que l’Instituteur utilisait le ‘ pour le Y, le ? pour le H et le I pour le W. Puis il lut à haute voix, il déchiffra plutôt, le message à l’intention de Séphora. Ils rédigèrent ensemble une réponse enthousiaste, tant sur les conditions et l’intérêt de leur voyage que sur les merveilleuses possibilités offertes par ce moyen de communication. Le rouleau une fois cacheté et remis au messager, ils eurent une discussion sur le point suivant : quel temps faudrait-il à Pharaon – et à ses successeurs – pour mettre un tel service postal à la disposition de ses sujets, supposés savoir tous lire et écrire ? Ils conclurent qu’ils ne connaîtraient pas cela de leur vivant, ni même la solution intermédiaire qui consisterait à ce que chacun puisse s’adresser pour écrire et lire ses messages, à un scribe du voisinage, dit « écrivain public », comme Séphora s’adressait à son Mari, et Pharaon à ses fonctionnaires.

Nul ne sait quel message rédige le « Scribe accroupi », chef d’œuvre du département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre. La petite sculpture en calcaire peint fut trouvée à Sakkarah, faubourg de Memphis, au sud du Caire. Les archéologues la datent d’un bon millénaire, et peut-être deux, avant Akhenaton. Le problème n’est pas d’inventer l’écriture, le problème est d’apprendre à écrire à tous. Où en sommes-nous ?

Après la collation et la sieste, l’Orfèvre et sa femme proposèrent à leurs hôtes de leur faire découvrir à pied le voisinage. Le Précepteur et Séphora purent ainsi commencer à comparer la Capitale et la Grande Ville du Nord, entrevoir les analogies des bâtiments et des minarets mais constater aussi les différences des mœurs. La ville, ici, était plus cosmopolite : les types physiques des passants, et aussi les marchandises proposées sur les marchés - légumes, fruits, tissus, vêtements… - étaient plus variées que dans le Sud. De belles enseignes forgées ou ciselées distinguaient les devantures, et l’Orfèvre signalait celles que sa maison avait réalisées, ou dont il avait procuré le métal.

Les cultes aussi étaient cosmopolites : de nombreux temples étaient consacrés aux dieux du panthéon égyptien et à des divinités étrangères que l’Orfèvre s’efforçait d’énumérer, aidé de son épouse, sans toujours bien savoir exactement quelle communauté ou corporation fréquentait quel édifice.

La question du Précepteur était inévitable :

- « Et vous, les Hébreux qui observez le septième jour, vous fréquentez quels temples ? »

Les visages de leurs hôtes s’éclairèrent :

- « Aucun. Ou plutôt si, Un seul : vous verrez bien, demain soir ».

Les trompettes du coucher du soleil retentirent, ils revinrent à l’Orfèvrerie.

Table des chapitres

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